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«Chaque génération a un autre rapport au sens au travail»

Comment évolue le sens au travail à travers les âges? Le professeur de politiques sociales à l’Université de Genève Jean-Michel Bonvin, et l’étudiant en Master de Socioéconomie Max Lovey, dévoilent ici les premiers résultats d’une étude en cours.

Depuis la crise de 2008 / 2009, la question du sens au travail a refait surface dans les revues de management. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt?

 

Jean-Michel Bonvin: La littérature montre clairement qu’il y a différentes sources du sens au travail. Certaines sont extrinsèques: gagner de l’argent, avoir un bon statut et du prestige par exemple. D’autres sont intrinsèques: l’intérêt du travail, pouvoir se développer ou se réaliser, voire avoir de bonnes relations sociales. Cette construction du sens au travail évolue à travers le temps. Pendant les trente glorieuses, la sécurité matérielle a été prépondérante, ce qui s’explique notamment par la période de grande insécurité qu’a connu l’Europe durant le XIXème et la première moitié du XXème siècle. A l’inverse, à partir des années 1980, les gens se sont habitués à cette sécurité matérielle, et ont reporté leur désir de sens sur d’autres thématiques, liées au besoin de se réaliser par le travail. Puis, l’incertitude est revenue, notamment au moment de la crise de 2008/2009, avec un retour des motivations extrinsèques dans la valorisation du travail. La question du sens se pose donc différemment selon les époques.

 

La crise a donc stimulé les facteurs extrinsèques du sens au travail?



JMB: Oui. Dans un contexte de crise, les entreprises sont soumises à des pressions très fortes en termes de compétitivité et de productivité. Ces pressions-là vont évidemment se répercuter sur les travailleurs, avec une augmentation des facteurs de stress, voire de burnout. Dans ce contexte, les gens peinent à trouver du sens en termes de développement personnel.

 

Max Lovey: Oui. Nous pouvons résumer ce phénomène par un double mouvement qui interagit.
Il y a, d’un côté, les valeurs que les individus recherchent dans leur travail. A cause de la crise et de cette nouvelle insécurité, ils reviennent à des valeurs plus terre à terre, comme le salaire et la sécurité de l’emploi. Mais paradoxalement, les modifications dans les structures du travail font que ces valeurs-là sont de plus en plus difficiles à obtenir, ce qui à son tour va impacter la question du sens.


De nos jours, réussir sa vie est devenu une exigence presque tyrannique, est-ce que cela explique aussi notre désir de nous réaliser par le travail?

 

JMB: Absolument. L’église et la famille ne sont plus des facteurs identitaires aussi forts qu’auparavant. En quelque sorte, le travail les a remplacées comme vecteur identitaire ou de réalisation de soi. Beaucoup de théories du management insistent là-dessus. Je pense notamment au contrat psychologique.

 

La question du sens au travail évolue-t-elle à travers les différentes étapes d’une carrière?



ML: Oui. La littérature montre que l’âge influence le rapport que nous entretenons avec notre travail. Mais cet aspect n’est pas le plus significatif. Le sens au travail est beaucoup plus marqué par le contexte générationnel. L’environnement socio-économique dans lequel nous grandissons nous inculque certaines valeurs, qui vont nous influencer au moment de chercher un emploi. Ces valeurs seront ancrées en nous et nous suivront au fil de notre vie. Certains responsables RH que j’ai interrogés avaient aussi cette intuition. Les stimuli que les individus reçoivent au travail, comme le stress ou l’impact des technologies, n’ont donc par le même impact sur une personne de 20 ou de 50 ans. Certaines générations sont plus résilientes. D’autres ont une approche plus instrumentale du travail, elles y voient le moyen d’obtenir un salaire et de la sécurité.

 

Vous pensez à la génération des baby-boomers?

 

ML: Oui. Les baby-boomers sont une génération post-matérialiste, pour qui la réalisation de soi compte énormément. La génération X, elle, qui a grandi dans le contexte de crise des années 70, a des valeurs plus matérialistes.

 

Et la génération Y?

 

ML: Les Y sont la génération post-matérialiste par excellence. Ils cherchent à se réaliser par le travail et souhaitent avoir un impact sur l’humanité et la planète. Les RH que j’ai interviewés constatent clairement ces effets, avec une hausse du temps partiel, notamment chez les hommes. Les Y ont également tendance à récupérer leurs heures supplémentaires sous forme de vacances, ce qui est indicatif de l’importance qu’ils accordent aux loisirs.

 

Constatez-vous une adaptation des discours de l’entreprise face à cette génération Y?


ML: Clairement. Pensez aux tables de ping-pong et aux ambiances «canapé» chez Google. Cela dit, il y a parfois un écart important entre ces discours et la réalité. Les innovations technologiques, les pressions dues à la crise ou les plans d’austérité font que ces attentes ne sont pas si faciles à combler.

 

JMB: La recherche qui est en cours, et dont nous présenterons les résultats détaillés au prochain Congrès RH (voir ci-contre), doit justement vérifier ces hypothèses. Ce qui paraît d’ores et déjà assez clair, c’est que l’âge est moins important que la génération. Une personne de 20 ans ne pense pas la même chose dans les années 1950 qu’aujourd’hui. Donc les attitudes face au sens du travail ont changé.

 

Ce qui impliquerait donc, en termes de gestion RH, de formater les messages selon les segments de population de l’entreprise?


JMB: Oui, cela pourrait être une conséquence pratique de nos recherches. Pour les Y, qui ont un rapport post-matérialiste au travail, le développement personnel et l’altruisme sont des valeurs importantes. Par contre, la génération Z, qui a vécu la crise de 2008/2009, aura sans doute besoin de plus de sécurité.

 

Revenons à la mécanique du sens au travail. Celui-ci ne tombe pas du ciel, il demande un effort de réflexion et de construction. Juste?



ML: Effectivement. Le sens dépend aussi de la volonté qu’on y met. Deux personnes avec le même travail et issues de la même génération, auront sans doute des interprétations très différentes en fonction de leur attitude et des efforts qu’elles sont prêtes à consentir.

 

Quels liens voyez-vous entre le sens au travail et les différentes formes d’organisation, comme les hiérarchies plates et les entreprises libérées?



ML: Peut-être que certaines structures plus horizontales correspondent mieux à la génération Y, qui a plus tendance à vouloir apporter une contribution. Au contraire, une structure plus traditionnelle, plus pyramidale conviendrait mieux à des personnes qui ont un rapport très matérialiste à leur travail.

 

JMB: Un autre élément est la capacité à s’inscrire dans le long terme. Il semblerait que la génération Z soit plus papillonnante, elle passe d’un défi professionnel à un autre beaucoup plus rapidement. Alors que la génération Y s’inscrit dans une perspective plus durable.

 

Comment interprétez-vous le trend récent du mindfulness en entreprise?



ML: J’y vois plutôt un phénomène de société. De mon point de vue, ce trend est un effet de compensation lié à l’accroissement de la pression et du rythme des affaires. Cela concernerait donc plutôt les cadres. Cela pose aussi la question de la délimitation entre travail et loisir, qui est de plus en plus floue, notamment à cause des nouvelles technologies. D’un côté, les loisirs s’invitent au travail, via l’utilisation de plus en plus répandue de Facebook et de WhatsApp au bureau. A l’inverse, les individus consultent leurs mails en dehors des heures de travail, depuis leur domicile privé. Cette disparition d’une unité de lieu et de temps au travail est un facteur de stress potentiel.

 

JMB: Cette tendance est difficile à interpréter. Le mindfullness est-il instrumentalisé par l’entreprise, qui y verrait une technique pour aider les personnes à surmonter la pression et donc de booster leur productivité? Ou alors, est-ce une manière de révolutionner le sens au travail et d’y intégrer d’autres valeurs que le profit. Ces questions mériteraient de nouvelles recherches.

 

Conférence

Le professeur Jean-Michel Bonvin interviendra au prochain Congrès HR Sections Romandes, le 12 septembre 2017, à l’Université de Lausanne. Il présentera les résultats de cette étude sur l’évolution du sens à travers les âges. Programme complet et inscriptions sur www.congres-romand.ch

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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