Le futur du travail

«La complexité croissante exige plus de collaboration»

Quatre experts du marché de l’emploi débattent ici des défis du travail du futur. Quels seront les impacts de la robotisation? Qui seront les gagnants et les perdants des nouvelles formes d’emploi?

Cette année, 2,6 millions de robots cohabiteront avec les humains dans les organisations du monde entier. Quel sera l’impact de cette robotisation sur le travail?

Christian Delez: Les tâches simples seront de plus en plus effectuées par des robots et des services informatisés. Et cette part automatisée va augmenter. L’activité humaine par contre devient plus complexe. Cette complexité croissante exige plus de collaboration. C’est le constat que je fais depuis quelques années. Je peux travailler seul pendant deux heures, ensuite, pour résoudre les problèmes, j’ai besoin d’une autre personne, puis d’une autre. Les tâches humaines exigeront à l’avenir un travail collaboratif. C’est le gros changement que je vois.

Samira Marquis: La collaboration entre l’homme et la machine se renforce également. Cela demande un accompagnement spécifique et le développement de nouvelles compétences cognitives: la capacité de calculs simples, l’utilisation d’une tablette ou des compétences digitales. Ces aptitudes ne sont pas compliquées, mais elles exigent une capacité à apprendre, une certaine plasticité du cerveau.

Christian Delez: Oui, absolument. Aujourd’hui, nous formons des jeunes qui seront amenés à pratiquer des métiers autres que ce pourquoi ils ont été formés. Il faut donc impérativement leur apprendre à apprendre.

Véronique Polito: Oui. Cela dit, il y a robot et robot. Dans la vente de détail par exemple, le robot est un scanner. Dans les grandes surfaces, c’est le client qui scanne ses achats. Il «remplace» en quelque sorte l’employé. Le métier de vendeur se transforme. Ils deviennent des surveillants. Le rapport à la clientèle change aussi. Nous constatons une forme de déshumanisation du travail. Cette transformation en profondeur de certains métiers nécessite des adaptations en termes de formation, mais aussi en termes de perspectives. Il faut redonner du sens.

Jean-Yves Mercier: Je vois plusieurs évolutions des rôles. Si je reprends l’exemple des vendeurs en grande surface, le «comment» est en train de remplacer le «quoi». Surveiller et accompagner les clients implique des compétences relationnelles. L’expertise technique sera de plus en plus prise en charge par la machine. Le collaborateur devient un expert du relationnel.

Comment définissez-vous ce relationnel?

Jean-Yves Mercier: Cela va dépendre du sens. Reprenons le cas des grandes surfaces, est-ce de la surveillance ou plutôt de l’accompagnement? D’où l’importance d’avoir des dirigeants porteurs de sens. Les cadres supérieurs seront de moins en moins dans le cognitif et de plus en plus dans l’intuitif. Hélas, ils sont encore formés pour être de purs rationnels, alors qu’on a besoin de dirigeants intuitifs et porteurs de sens.

Avec quelles conséquences pour le middle management?

Jean-Yves Mercier: De généralistes, ils redeviendront à mon avis plus experts du métier. Des personnes qui savent prendre du recul et qui sont capables de conceptualiser. Aujourd’hui, je constate une déconnexion phénoménale entre le sens qui est donné d’en haut et ce qui se passe sur le terrain. On a donc besoin de middle managers qui comprennent les enjeux concrets et qui ont un minimum de compétences de scénarisation, pour proposer aux collaborateurs comment cela doit se passer sur le terrain.

D’autres rôles vont évoluer?

Jean-Yves Mercier: Oui. A mon avis, un quatrième rôle est nécessaire. Il est tenu aujourd’hui par les consultants externes. Il s’agit de l’accompagnement de toute cette transformation. C’est une posture réflexive et de prise de recul. Que veut-on? Que faut-il éviter à tout prix? Comme c’est la course-poursuite en organisation, ce rôle-là est très souvent externalisé. Je pense qu’il devra progressivement être ramené à l’interne.

Comment préparer les collaborateurs à cette révolution?

Samira Marquis: Cela dépend des segments et des secteurs. Je connais bien les segments industriels et de logistique. Avant la révolution numérique, les opérateurs poussaient des chariots, montaient sur des échelles pour chercher les produits, qu’ils envoyaient ensuite au packaging. Aujourd’hui, toutes ces opérations sont automatisées. En termes RH, l’objectif est d’identifier les nouveaux besoins et de former aux nouveaux métiers: contrôle produit, référencement ou maintenance des machines par exemple.

Et dans le secteur des services?

Samira Marquis: Dans le secteur des ressources humaines, on voit arriver des nouveaux métiers: la collecte et la gestion des données, le paramétrage des outils avec les équipes IT par exemple. Là-aussi, le travail devient collaboratif et exige un changement de posture.

Jean-Yves Mercier: Oui, le travail collaboratif devient central. Nous sommes dans un monde en train de se créer. Dans cet environnement, la communauté de pratiques devient importante. Les gens apprennent désormais en groupe. On doit donc leur donner les moyens d’échanger entre eux sur leurs nouvelles pratiques.

Dans cet environnement en devenir, vous insistez sur le self-leadership, pourquoi?

Jean-Yves Mercier: Jusqu’ici, nous vivions dans un monde où les collaborateurs étaient pris par la main avec des instructions précises sur les tâches à accomplir. Aujourd’hui, le discours est plutôt: «Débrouille-toi et si tu n’y arrives pas, c’est de ta faute!» On peut critiquer ce changement, mais il est bien réel. En revanche, on ne peut pas lâcher les gens dans la nature du jour au lendemain, après leur avoir dit pendant toute leur vie: «Taisez-vous et suivez!». Il y a donc un accompagnement à faire sur la capacité à se prendre en main. C’est une transformation culturelle fondamentale.

Véronique Polito: Un autre aspect à ne pas sous-estimer est la transversalité induite par la digitalisation des processus. Aujourd’hui, un collaborateur fait partie d’une chaîne de valeur, et ses compétences doivent aller au-delà de son propre champ d’action. Cela implique de connaître le fonctionnement de toute la chaîne de production et de voir les interdépendances. Sur le terrain, c’est aux cadres de proximité de montrer ces liens. Mais ce travail de traduction est rendu plus difficile à cause d’une certaine déshumanisation du travail. En clair, la numérisation des processus ne doit pas se faire au détriment du sens et du visage humain de l’organisation.

Christian Delez: Je retiens de tous vos propos qu’on est en train de pousser les collaborateurs hors de leur zone de confort. Cela implique d’aménager des espaces sécuritaires. C’est ce que montrait le fameux Projet Aristote de Google en 2012 déjà: pour être efficaces, les équipes ont besoin d’un espace de sécurité où l’erreur est admise et la parole est libre. C’est un changement de paradigme. Les erreurs sont considérées comme des apprentissages et des étapes vers un résultat futur. Cette culture exige aussi un accompagnement sous forme de coaching, de mentoring et de communautés d’intérêts (Peer to Peer, en anglais).

Qu’entendez-vous par «communautés d’intérêts»?

Christian Delez: Il s’agit de communautés qui regroupent des personnes qui tiennent les mêmes rôles en entreprise. Elles échangent sur leurs expériences, leurs bonnes pratiques, les leçons apprises des échecs et avancent ainsi ensemble. En Suisse, nous avons encore trop tendance à pointer la faute.

Samira Marquis: C’est juste, sous nos latitudes, l’échec est vécu difficilement. Il n’y a pas assez de place pour l’essai et l’erreur. Prenons exemple sur les informaticiens. Ils savent très bien le faire.

Jean-Yves Mercier: L’autre problème est notre culture de l’écrit. Comment oser faire des erreurs s’il restera des traces dans des e-mails et des rapports. C’est l’avantage des communautés d’intérêts: ils sont dans l’oralité. Il s’agit en quelque sorte d’un retour à la tribalité (sourire).

Former les collaborateurs au self-leadership et au relationnel, leur donner de l’autonomie: n’est-ce pas une vision très (trop) libérale, une manière de faire porter au collaborateur toute la responsabilité de ces changements?

Jean-Yves Mercier: Je ne dirais pas que cette vision est trop libérale, par contre, elle a ses limites. Pour certaines personnes, ce ne sera pas possible d’entrer dans ce nouvel écosystème.

Quelles sont ces limites?

Jean-Yves Mercier: Dans certains secteurs – je pense notamment à l’hôtellerie et aux métiers de la sécurité privée – le mode de fonctionnement reste très traditionnel, avec des compétences métier et des hiérarchies fortes. Il y aura donc une sorte de bipolarisation qu’il faudra accompagner au niveau sociétal...

Samira Marquis: Permettez-moi de revenir à votre question sur la vision trop libérale de ce futur du travail. Je pense au contraire que ce nouvel écosystème donnera une place plus importante aux individus. On cherche désormais à impliquer les collaborateurs et à co-construire le futur avec eux, car c’est eux qui détiennent les savoirs.

L’entreprise trouve tout de même son intérêt en disant: «Débrouillez-vous dans ce monde de complexité et d’agilité», non?

Christian Delez: Et il n’y a pas que cela! Je le vois chez nous (dans l’entreprise RUAG, ndlr). La hiérarchie maintient une gouvernance très stricte. L’individu n’est donc pas abandonné à lui-même. Au contraire, le rôle du management est de coacher, de mentorer et de clarifier la gouvernance: les valeurs, les objectifs et la stratégie. L’organisation de demain aura toujours des lois et des règles. C’est plutôt la manière de travailler qui change, d’où l’importance des soft skills. A ce propos, j’ai appris avec le temps que c’est la diversité des profils qui fait la force d’une équipe. Il y a donc vraiment de la place pour tout le monde dans ce nouvel écosystème.

Véronique Polito: Les soft skills sont importants certes, mais les compétences métier resteront incontournables à l’avenir. Notre système de formation professionnel est construit sur ces spécialisations métier. Le défi sera de former des profils de spécialistes avec une bonne culture générale et des soft skills qui leur permettront d’évoluer dans cet univers de plus en plus transversal. A mon avis, il faudra aussi développer un système de passerelles, afin de faciliter le passage d’un métier à un autre, d’une branche à une autre, pour justement s’adapter aux nouvelles technologies et aux nouvelles activités qui en découleront.

En parallèle, on voit apparaître plusieurs nouvelles formes d’emploi (employee sharing, jobsharing, interim management, travail occasionnel, travail nomade, travail par porfolio). Qui seront les gagnants et les perdants de ces nouveaux emplois?

Véronique Polito: Chez Unia, nous suivons de près l’évolution des travailleurs de plateformes (personnes qui trouvent des mandats via une plateforme internet, comme Uber par exemple, ndlr). Ces plateformes poussent comme des champignons dans le secteur de la santé et de l’accompagnement des personnes âgées par exemple. Nous constatons que ces plateformes sont construites de manière à contourner les législations nationales. On assiste donc à une fragilisation de notre système de sécurité sociale.

Jean-Yves Mercier: Ces nouvelles formes d’emploi s’expliquent pour des raisons qualitatives et quantitatives. Lorsque c’est pour une raison qualitative, l’intérêt pour l’entreprise est de faire appel à des experts qui vont apporter, sur des projets complexes et à haute valeur ajoutée, des expériences de différents environnements. De son côté, l’expert bénéficie d’une autonomie fantastique, il apprend plein de choses et peut concilier son activité professionnelle avec ses intérêts privés. Nous sommes donc dans du gagnant-gagnant. La justification quantitative est par contre à double-tranchant. Comme vous le dites, c’est parfois une manière de précariser les travailleurs, car ils se retrouvent prisonniers du système et sans protection sociale. Mais ces plateformes sont aussi une source d’opportunités extraordinaires pour celles et ceux qui ont une fibre entrepreneuriale et qui sont capables de se prendre en main.

Christian Delez: Oui, l’apport de ces experts externes est important. Le risque dans les grandes organisations est de rester en vase clos. Nous avons donc besoin de ces consultants. Ils viennent nous aider pour des tâches ponctuelles, difficiles, pour nous faire avancer d’un pas. Une fois la mission terminée, ils repartent vers d’autres horizons.

Véronique Polito: Oui, il faut différencier entre ces différents niveaux. Chez Unia, nous faisons aussi parfois appel à des experts externes. Mais pour tous ces gagnants du nouveau système, il y a aussi des perdants. L’exemple le plus connu est Uber. Cette société californienne vient casser le marché des taxis et détruire la concurrence. Une fois qu’ils auront le monopole, ils augmenteront les prix. De plus, ils ne paient pas leurs assurances sociales.

Ces mécanismes de protection sociale devront donc être réformés. Avez-vous des pistes?

Jean-Yves Mercier: Notre système actuel est construit sur l’emploi et les salaires. Il faudra le faire évoluer vers l’employabilité et le bien-être.

Qu’entendez-vous par là?

Jean-Yves Mercier: L’employabilité est une manière de s’assurer que les gens pourront rebondir en cas de difficulté. L’enjeu n’est pas simple, car il faut un système transversal à toutes les branches. L’autre pilier est le bien-être, qui regroupe la rémunération, mais aussi les questions de santé, le burnout et le mobbing par exemple.

Véronique Polito: Il faut développer de nouvelles formes de régulation. Pour les travailleurs de plateforme, nous pourrions prendre exemple sur le secteur intérimaire. Depuis quelques années, la branche dispose d’une législation et d’une convention collective qui protègent mieux les travailleurs.

Christian Delez: La Confédération, les cantons, les partenaires sociaux et les associations professionnelles devront se mettre autour de la table pour trouver des réponses à ces défis. Je conclurais par cette citation de l’auteur et futuriste américain John Naisbitt: «Les percées les plus grandes du XXIème siècle ne viendront pas de la technologie, mais d’un concept élargi de ce que veut dire d’être humain.»

Les intervenants

Samira Marquis est la fondatrice de Makers ID, conseils et accompagnement en matière d’employabilité et de nouvelles organisations du travail. Lien: www.makers-id.com

Jean-Yves Mercier est professeur de self-leadership au MBA de l’Université de Genève. Il est aussi le co-directeur du CAS de leadership de la transformation digitale et fondateur de self leadership lab. Lien: www.self-leadership-lab.org

Christian Delez est chef de projet agile chez RUAG (groupe technologique actif dans la défense, l’aviation et l’aérospatiale – 9189 employés). Il est co-fondateur de l’association suisse des organisations réactives. Lien: www.responsiveorg.ch

Véronique Polito est membre du comité directeur d’Unia (200 000 adhérents), responsable du dossier intérimaire. Elle siège aussi à la direction du secteur des services. Lien: www.unia.ch

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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