Réenchanter le travail

La GRH au défi de l’innovation publique

Comment les RH peuvent-ils favoriser la capacité d’innovation des organisations publiques? La littérature scientifique peut nous apporter quelques pistes d’action. 

Durant des décennies, ce qui caractérisait une bonne administration publique était sa stabilité. Dans son ouvrage Economie et Société, le sociologue Max Weber imaginait l’administration idéale: elle était hiérarchique, prévisible et constante, en bref bureaucratique. Le secteur public était aux antipodes de l’innovation. Plus tard, l’Etat est devenu un acteur central de l’économie. Le rôle de l’administration vis-à-vis de l’innovation était alors d’assurer les conditions cadres pour que le secteur privé, lui, puisse innover. Puis, à l’aube du XXIème siècle, la donne a encore changé. Les technologies de l’information ont fait un bond en avant, les citoyens sont devenus des «clients» exigeants, et de nombreuses réformes budgétaires sont passées par là. L’administration publique moderne n’a plus le choix: elle doit développer sa capacité d’innover.

La capacité d’innovation d’une organisation publique désigne en fait une triple agilité: flairer les changements, faire émerger des solutions réalistes et les mettre en oeuvre. Malheureusement, cette agilité ne se décrète pas. Et pour cause: de l’émergence de l’idée à sa réalisation, travaillent des hommes et des femmes à qui l’on demande d’être créatifs tout en assumant leur (sur-)charge de travail, d’être entrepreneurs sans trop risquer les deniers publics, ou encore de collaborer avec d’autres institutions parfois réticentes. Rendre une organisation publique innovante est donc un chemin de croix, dans lequel la fonction RH a plus d’une carte à jouer.

Mais par où commencer? Les formations ne suffisent pas: innover est une dynamique qui engage toute l’organisation! Les RH doivent comprendre cela pour voir aboutir les innovations. Bien qu’encore jeune, la littérature scientifique, peut nous donner quelques pistes d’action.

Créer des opportunités
Pas d’innovation sans opportunité. C’est le premier constat des chercheurs qui montrent qu’une organisation du travail flexible peut favoriser les opportunités d’innovation, en stimulant la créativité des collaborateurs et en facilitant leurs collaborations. En bref, l’organisation doit lâcher du lest! En termes RH, cela passe par plusieurs dimensions:

  • Autonomiser: la créativité, l’engagement et les échanges nécessaires à l’innovation publique ne se développent pas dans la rigidité. La littérature montre l’effet levier d’une organisation du travail flexible sur l’innovation. En bref, le collaborateur doit avoir son mot à dire sur la manière d’organiser son travail: où, quand et comment.
  • Décentraliser: l’innovation naît difficilement dans une organisation où la moindre décision nécessite l’aval de la hiérarchie. Or, certaines administrations publiques sont encore marquées par une organisation très pyramidale. Les RH doivent convaincre leurs directions d’aplatir les organigrammes et d’enrichir les cahiers des charges à tous les échelons.
  • Laisser les réseaux se tisser: il n’est pas possible d’innover seul, et encore moins dans le secteur public où une pléiade d’acteurs et d’institutions prennent part aux discussions. Innover, c’est donc convaincre, trouver des relais, des ambassadeurs, et anticiper les blocages. Les réseaux d’acteurs, formels et informels, sont donc la clé de voûte de toutes les innovations publiques. Les pratiques RH qui encouragent la transversalité, la mobilité institutionnelle ou encore les échanges informels vont dans le bon sens.
  • Diversifier: l’innovation publique aime la diversité. Les RH doivent veiller à ce que les équipes soient relativement hétérogènes (profils, âges, formations, etc...) sous peine de les voir tourner en rond.

Motiver pour innover
Cependant, même les plus belles opportunités d’innover sont stériles sans motivation. Or la motivation des agents publics est complexe. Les incitations qui ont fait leurs preuves dans le secteur privé (notamment extrinsèques) peuvent être contre-productives auprès d’agents publics, sensibles à d’autres arguments comme celui de l’utilité publique. Justement, des études ont récemment montré que la motivation associée à l’innovation était relativement insensible aux dispositifs classiques. Au diable les primes, les innovateurs veulent se sentir utiles! La littérature suggère donc que les RH peuvent notamment:

  • Intégrer le critère de la motivation envers «l’intérêt public» aux processus de recrutement et à l’évaluation du travail.
  • Configurer le travail de manière à ce que les agents publics perçoivent l’utilité de leurs actions. Ils doivent pouvoir disposer d’un retour sur l’impact de leur activité.
  • Montrer à chacun comment leur tâche s’intègre dans une mission plus large.

Insuffler une culture de l’innovation
Last but not least, la culture organisationnelle. Elle regroupe l’ensemble des valeurs, normes, comportements, règles et symboles que partage un groupe social. Plusieurs études montrent que certains traits culturels, lorsqu’ils sont présents dans une organisation, sont des catalyseurs de l’innovation publique. On parle d’une «culture de l’innovation». A l’inverse, lorsque cette culture vient à manquer, l’innovation est ankylosée: elle ne peut ni émerger, ni se faire accepter, ni se diffuser. C’est ce que soulignent plusieurs études à travers le monde, et la Suisse n’est pas épargnée (voir l’encadré). En substance, les principaux traits culturels pouvant freiner l’innovation publique sont:

  • La peur du risque, peu importe qui le prend.

  • La propension à éviter l’apprentissage et l’expérimentation.

  • La fermeture aux idées venant de l’extérieur. Tous les problèmes doivent être réglés avec des méthodes déjà connues.

  • La tendance à entretenir une rigidité horizontale: c’est-à-dire à peu coopérer, retenir l’information, et cloisonner son groupe de travail.
  • 
La propension à cultiver une rigidité verticale: en d’autres termes, augmenter les distances hiérarchiques, ou encore faire passer le contrôle avant la confiance.
  • 
La faible valorisation du succès et la sanction sévère de l’échec. Le coût de l’échec devient alors trop grand.

  • L’orientation performance et la vision à court terme. La «culture du chiffre» est néfaste pour l’innovation qui a besoin de temps et de ressources.


Comment la fonction RH peut-elle contribuer à neutraliser ces freins culturels? En regardant de plus près, il en existe deux catégories:

  • 
Les freins qui semblent facilement désamorçables par les pratiques managériales. C’est le cas notamment de la peur du risque. Dans le secteur public, les systèmes de gestion RH ne permettent pas de «récompenser» comme on pourrait le faire dans le privé, mais une kyrielle de formes alternatives (voire innovantes!) de reconnaissance peut être actionnée. Les traits culturels qui sont portés sur la rigidité horizontale peuvent aussi être enrayés grâce à des dispositifs encourageant la coopération à tous les niveaux.
  • D’autres freins culturels sont plus difficilement actionnables par des dispositifs RH, car beau- coup plus profondément ancrés dans les organisations. C’est le cas par exemple du rapport à la hiérarchie et à la confiance (rigidité verticale) ou de la fermeture aux idées nouvelles. Pas de défaitisme toutefois, la culture ne stagne jamais, et ce qui n’est pas possible aujourd’hui le sera demain.

La culture et l’innovation publique en Suisse romande

Une étude menée en 2016 par notre unité de recherche se propose d’explorer les freins culturels à l’innovation publique... en Suisse romande.
À l’aide d’études documentaires et d’entre­ tiens auprès de cadres du secteur public des cantons de Vaud et Genève, nous sommes arrivés au constat que la plupart des freins culturels repérés dans les autres pays s’observaient également en Suisse romande. C’est notamment le cas de la peur du risque ou du manque d’autonomie des collaborateurs, tous deux perçus comme des obstacles majeurs à l’innova­tion par nos répondants. Mais deux nouveaux freins «romands» apparaissent et viennent s’ajouter à la littérature:


1. Le consensus à tout prix. Le penchant suisse pour le compromis est perçu comme un frein à l’innovation en ce qu’il dépouille les projets de leur contenu. 
À mesure de leur déroulement, les inno­vations publiques sont modérées, nuancées et attiédies afin d’être accep­tées par tous.

2. On coupe les têtes qui dépassent. Comme les comportements trop extravagants ou héroïques sont mal perçus, il y existe une réticence à se mettre en avant. Par conséquent, l’innovation a du mal à trouver un leader charismati­que prêt à la défendre.

 

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Owen Boukamel est assistant de recherche et doctorant au sein de l’Unité Mana­gement public et RH de l’IDHEAP de Lausanne. Ses thèmes de recherche sont l’innovation publique, la culture, la struc­ture, les réseaux et la GRH.

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