La chronique

Le R.O.I. du conflit

La déferlante à la mode de la bienveillance au travail est dangereuse. Même si les fugaces bonnes intentions qui l’anime finissent souvent par la faire s’écraser mollement sur les plages de nos indifférences et de nos habitudes. Demeure cependant la peur du succès de ces méthodes nouvelles, qu’aucun MBA ne cautionne et qui prouvent que le bien-être au travail, la bientraitance et la sérénité sont à la racine de toute performance économique, individuelle et collective.

Me permettez-vous donc d’oser une croisade, comme si nous n’étions pas au 21ème siècle, afin de circonvenir les obscurantistes adversaires du très bénéfique conflit. Par pitié pour leur ignorance, je vais entreprendre ici une démonstration simple et calculer avec vous le R.O.I.* de cette panacée productive qu’est le conflit, en établissant ses bienfaits pour l’entreprise.

Entendons-nous bien, je parle du conflit authentique. Pas du pâle et insignifiant désaccord – si stupidement tranquille – ou de la blême et insipide confrontation – si platement sereine – d’opinions divergentes! Moins encore du délétère consensus ni du sinistre compromis, qui provoquent l’idiote faillite de tout affrontement digne de ce nom. Non. Considérons le vrai conflit avec sa créative explosion d’émotions négatives, matrice exceptionnelle d’intenses et flamboyants combats, jusque dans les milieux les plus feutrés. L’étymologique du mot – du latin fligere, battre avec violence – atteste de sa puissance intrinsèque, laquelle consiste toujours en un magnifique pugilat, bien brutal, même si hélas, certains parfois préfèrent lui donner des formes discrètes, souterraines ou obscures.

Pour que notre calcul soit juste, inventorions ses ingrédients et évaluons-en le coût. Prenons un peu d’égocentrisme (on en trouve partout, facilement), une bonne dose d’angoisses ou de peurs (ne pas lésiner sur ces produits de base, si abondants qu’ils ne coûtent rien), un soupçon d’abus de pouvoir ou de dominance (quasi-endémiques, dès qu’on monte un peu), un pincée de frustrations (elles sont toutes très bonnes, quelque soit leur origine). Mélangeons le tout avec de l’impatience (pour faire le liant) et nous obtenons ainsi l’élixir espéré. Vous conviendrez que son prix étant des plus modiques, il est mathématique d’en espérer un exponentiel R.O.I.

Pour atteindre ensuite la performance conflictuelle escomptée, servons cette mixture à nos collaborateurs et à nos collègues. Puis laissons faire! Car c’est la puissante dynamique du conflit: une fois amorcé, il s’auto-alimente, produisant pour lui-même la dévastatrice énergie dont il a besoin pour croître, pour se développer et pour finalement se répandre sans frein. Peut-on rêver mieux? Recensons maintenant ses bénéfices: tout d’abord, l’acrimonie interpersonnelle, qui éradique peu à peu la détestable intelligence collaborative, contributive ou collective! Quel bienfait de n’avoir plus besoin de l’autre! De pouvoir, de toutes ses forces, le mépriser librement et l’humilier publiquement! Vient ensuite l’heure merveilleuse dont les précieux consultants profitent pour nous entretenir à satiété de nos problèmes, d’autant plus savoureuse qu’ils relèvent les fautes d’un autre! Pour finir, dès que s’est installé un conflit, ceux qu’il a contaminé se divisent prestement en clans – ce qui permet de compter enfin ses partisans; les tièdes, qui par faiblesse refusent de choisir, nous débarrassant rapidement d’eux-mêmes...

Peut alors commencer l’ineffable stratégie, l’intense et valeureux kriegspiel interne d’une interminable guerre de tranchées, où chaque perte de l’ennemi intérieur nous est une joyeuse victoire, quel que soit son prix. Car la vraie richesse du conflit s’affirme dans sa finale et splendide valeur minorée: l’immense production d’émotions négatives, toutes sauvagement contagieuses, à base de peur, de haine, de tristesse et de dégoût, créant absentéismes, démotivations, tétanies, sabotages, départs... Comme tout virus qui se respecte, chaque conflit reproduit sans fin son toxique génome en consommant et en détruisant ses hôtes, avant d’aller coloniser ailleurs.
L’affaire est claire: aucun meilleur R.O.I. n’est possible que celui du conflit! Continuons donc, sans mollesse, à le promouvoir!

* Return On Investment

commenter 0 commentaires HR Cosmos
Xavier Camby est Directeur du cabinet Essentiel Management, qui forme les dirigeants à la gouvernance du futur, et auteur de «48 clés pour un management durable».
 
Plus d'articles de Xavier Camby