Conseils pratiques

«Les cadres souffrent de ne pas avoir de limites à leur travail»

Chef du Service de psychiatrie communautaire du CHUV, le professeur Jacques Besson détaille ici les mécanismes de l’épuisement professionnel des dirigeants.
Il montre aussi comment la spiritualité permettra de briser ce cercle vicieux.

Que se passe-t-il dans le corps d’un dirigeant qui est au bout du rouleau?

Jacques Besson: Le corps est profondément intriqué avec le psychisme. C’est une entité psychosomatique. Les hormones du stress vont perturber le métabolisme et amener toutes sortes de facteurs de risque pour la santé physique et psychique, avec des troubles anxieux et de la dépression par exemple. Mais il ne suffit pas de penser corps-psyché, il faut aussi penser culture, environnement et communauté. L’esprit n’existe pas tout seul, il est dans la relation. Donc en plus de l’épuisement corporel et psychique, il y aura des perturbations environnementales: dans la famille, dans le couple ou dans l’entreprise.

Comment expliquez-vous cette montée en puissance de l’épuisement professionnel?

Les sociologues ont montré un lien avec la structure du travail. Dans le fond, les entreprises fixent des objectifs difficiles à atteindre, voire même impossibles. Les collaborateurs s’épuisent puisqu’il devient très difficile de satisfaire l’employeur. Mais les cadres aussi sont mis sous pression. Ils sont pris en sandwich entre le patron et les troupes. Et comme ce sont des métiers relationnels, il devient très difficile de poser une limite à leur engagement. Ces difficultés sont très visibles dans les professions sociales, chez les infirmières, les assistantes sociales et les médecins par exemple. Ces populations souffrent de ne pas avoir de limites objectives à leur travail. Ils sont en quelque sorte corvéables à merci.

C’est pour cette raison que le Seco a décidé d’imposer l’enregistrement du temps de travail...

Absolument. La question de la limite est extrêmement importante. Il y a un «dedans» et un «dehors» du travail.

Et les nouvelles technologies brouillent encore plus ces frontières...

Oui, donner gratuitement des Smartphones aux cadres est une forme de perversité. Ils deviennent atteignables la nuit, le week-end et pendant leurs vacances.

Peut-on dire que l’épuisement des dirigeants c’est «l’arroseur arrosé», ce qui expliquerait aussi le tabou qui règne autour de ce phénomène. Car comment avouer qu’on est épuisé quand on demande tellement à ses collaborateurs?

Tout à fait. L’identification à l’entreprise par le cadre le fait intégrer inconsciemment des normes qu’il ne supporte pas lui-même. Il applique ensuite ces normes à ses collaborateurs tout en sachant qu’il leur demande des choses impossibles. Il subit donc une double culpabilité. Celle de ne pas être à la hauteur puisqu’il n’atteint pas ses propres objectifs et celle, vis-à-vis de ses collaborateurs, à qui il impose des objectifs tout aussi maltraitants. D’où ce sentiment d’injustice dont souffrent de nombreux managers. Certains parlent de «brown out», qui est le sentiment de ne pas être cohérent avec soi-même. Cela aggrave évidemment l’épuisement. Vulgairement dit, le «brown out» est le sentiment de secréter une matière brune...

Vous êtes un spécialiste des dépendances, quelles sont les spécificités de l’addiction au travail?

Dans une situation d’épuisement professionnel, il est très fréquent que la personne s’auto-médique. Une bouteille de whisky à portée de main, des apéros bien arrosés. Cela mène parfois à des états d’alcoolisation permanents, qui sont évidemment graves pour la santé du manager. Il y a aussi les drogues stimulantes, la coke ou les amphétamines, qui vont, à terme, épuiser le cerveau. Et se sevrer de la cocaïne est très douloureux, avec des envies impérieuses de consommer et des périodes de dépression intense.

Donc l’addiction au travail mène vers l’addiction aux substances...

Oui, et il faut rajouter à cette liste les tranquillisants: les benzodiazépines. En trop grande dose, elles vont atteindre la mémoire, les capacités cognitives et augmenter l’anxiété. J’ajouterais l’addiction aux écrans. Beaucoup de managers passent leurs nerfs sur leurs Smartphones et leurs tablettes. Ils se détendent avec des jeux vidéo et des cyber addictions plus ou moins pornographiques. Cette dimension est non-négligeable. Enfin, certains patrons sont addicts au travail lui-même. Ils ont besoin d’augmenter leurs doses de travail pour se sentir bien. Ce sont des mécanismes propres à l’addiction.

Quelles sont les attitudes qui vont permettre de briser ce cercle vicieux?

Le dirigeant doit d’abord s’arrêter et dire: «Stop! Où suis-je? Que fais-je? D’où viens-je? Où cours-je?»

Concrètement, cela implique donc de prendre un moment chaque jour, une retraite dans un monastère ou un sabbatique de six mois?

Cela peut durer quelques secondes. Mais cette «pause» impliquera ensuite des décisions plus profondes: prendre un week-end pour soi, partir en vacances ou en sabbatique. Certains patrons se mettent à pratiquer la méditation. Dans le fond, notre société est malade de l’action. C’est pour cela que la technique de la mindfulness a beaucoup de succès, car elle nous apprend à profiter de l’instant.

C’est donc notre société qui est en cause?

Absolument, dans notre société de consommation les gens veulent toujours plus. Mais nous ne sommes pas seulement sur terre pour prendre. Nous avons aussi besoin de donner. C’est cette pulsation entre l’être et l’avoir, entre prendre et donner, entre l’action et l’arrêt qui nous manque. La méditation est une réponse. Quand vous vous occupez de votre respiration, le passé et le futur n’existent pas. Et si vous êtes capables de vivre dans l’instant, vous arrêtez de vous agiter et de vous faire du souci. Vous êtes dans votre souffle. Et vos préoccupations passent comme un nuage dans le ciel de votre esprit.

Parlez-nous de la dimension spirituelle de cette guérison. Vous utilisez le terme de «salutogenèse» du sociologue Antonovsky, quel est ce cheminent?

Nous savons depuis longtemps que la spiritualité est favorable pour la prévention et le rétablissement des addictions. Les Alcooliques Anonymes invoquent par exemple une Puissance supérieure pour arrêter de consommer. Je m’intéresse à ces phénomènes depuis 30 ans et je me suis demandé pourquoi la spiritualité avait un effet sur la santé. Le sociologue polonais Antonovsky a émis des hypothèses sur ce sujet. Ce rescapé d’Auschwitz, réfugié aux Etats-Unis, a posé le constat suivant: la médecine est obnubilée par la pathogenèse, qui est l’étude des causes des maladies. La salutogenèse d’Antonovsky est la préoccupation inverse: chercher dans le futur du patient ce qui va le guérir. Et dans le mot salut, en plus de la santé physique et psychique, il y a le salut spirituel.

La clé serait donc de découvrir vers quel but nous tendons?

Oui. Et pour Antonovsky, cette salutogenèse se construit avec du sens et de la cohérence. Pour lui, la cohérence se déploie sur trois axes. Notre capacité à comprendre le monde, la confiance que nous avons dans notre aptitude à gérer notre vie et enfin notre faculté à lui donner du sens.

Effectivement, tout le monde parle de ce besoin de sens...

Oui, pour reprendre la thèse de Viktor Frankl, un autre rescapé d’Auschwitz, nous assistons actuellement à la névrose de notre civilisation. Selon lui, si ce besoin de sens est empêché, cela provoquera non seulement des névroses individuelles, mais aussi des névroses de civilisation, caractérisées au niveau collectif par la dépression, l’agression et l’addiction. Ses écrits datent de 1947, mais si vous ouvrez le journal aujourd’hui, vous lisez du Frankl (sourire).

Comment redonner du sens?

Par la logothérapie, qui est la thérapie du sens. C’est la fameuse histoire des maçons sur le chantier d’une cathédrale au Moyen-Age. Les trois maçons taillent une pierre. Le premier ouvrier dit: «Je taille des pierres». Le second dit: «Je gagne ma vie». Et le troisième dit: «J’édifie une cathédrale». Ce troisième niveau est indispensable pour réussir une communauté.

Et c’est ce troisième niveau, notre capacité à donner du sens, qui fait défaut?

Oui. Peu importe la taille de la communauté: la famille, l’entreprise, le canton, le pays ou la planète, nous devons trouver des buts ultimes. La grande idée des bouddhistes et des spirituels au sens large, c’est qu’on ne pourra pas réussir la mondialisation sans une spiritualité partagée. C’est le «Tous les hommes sont frères» de Ghandi. Nous en sommes encore très loin je vous l’accorde, mais nous avons besoin d’un but ultime. Pour revenir à la médecine et à l’épuisement professionnel, cet ordre spirituel n’a pas encore vraiment trouvé sa place. En plus du physique et du psychosocial, il nous manque un ordre spirituel. Vous pouvez être en bonne santé physique et psychique, mais être en détresse spirituelle, parce que, dans le fond, votre vie n’a pas de sens.

Jacques Besson aux Rencontres Horizon

Le professeur Jacques Besson inter­viendra lors de la première édition des «Rencontres Horizon», dont HR Today est le partenaire média, le 9 février 2017 à la Fondation Crêt­Bérard. Le thème de la journée sera le ressourcement des dirigeants, avec la participation d’Olivier Torrès, Professeur en management des PME à l’Université de Montpellier et du conseiller en leadership Maxime Morand. Détails et inscription sous: www.rencontres­-horizon.ch

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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