La révision de la loi fédérale sur le travail au noir (LTN) est entrée en vigueur au 1er janvier, avec de nouvelles mesures qui peuvent sembler drastiques. Citons la possibilité pour tout un chacun de dénoncer les cas de fraude aux autorités compétentes; les contrôles prévus «dans les entreprises de toutes les branches de l’économie pour détecter les indices de fraude»; la suppression de l’étanchéité des différents services administratifs pour mieux traiter les dossiers suspects; et, enfin, l’introduction de nouvelles sanctions pour les contrevenants.
La détection des fraudes, tout d’abord. Les instances cantonales chargées de coordonner la lutte contre le travail au noir sont autorisées à traiter les dénonciations, d’où qu’elles viennent, à condition qu’elles ne soient pas anonymes. Ces dernières peuvent émaner d’un syndicat, d’un patronat, mais également d’un simple citoyen. Une bonne partie des contrôles reste cependant motivée par l’expérience ou l’intuition. Ainsi, une entreprise qui a été prise dans les mailles du filet est hautement susceptible d’être contrôlée une seconde fois, selon Christina Stoll, directrice générale de l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail du canton de Genève. De fait, il est impossible de tirer des conclusions à partir du nombre d’infractions décelées. D’autant que la fréquence des contrôles varie en fonction de l’actualité – par exemple, il faut s’attendre à ce qu’ils soient renforcés après une modification importante d’une convention collective de travail étendue. Interrogé, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) confirme que «les contrôles sont ciblés et ne permettent donc pas de dresser un panorama d’ensemble de la situation».
Nouvelles sanctions
La transmission des cas suspects, ensuite. Lorsque les organes de contrôle mettent la main sur des indices de fraude – que ce soit à la TVA, aux impôts ou à l’aide sociale, par exemple – ils sont habilités à en informer les administrations directement concernées pour clarification. Donc, rien n’empêche les dossiers suspects de circuler entre les caisses de compensation, les institutions de prévoyance, les autorités fiscales, le ministère public, etc. Quant aux sanctions, elles peuvent être prononcées par différents services. Ceux-ci n’étant plus étanches, ils sont mieux à même de suivre les cas litigieux pour intervenir en cas de besoin. Les sanctions prévues sont, entre autres, des peines pécuniaires sous forme de jours-amendes. Mais en cas de condamnation pénale, l’employeur qui ne s’est pas affilié à une caisse de compensation pour effectuer les déductions sociales obligatoires peut par exemple se voir infliger un supplément de 50% pour le rattrapage des cotisations impayées. À noter que le Seco tient une liste des employeurs qui ont fait l’objet d’une sanction entrée en force dans le cadre de la LTN.
L’ère des petits boulots
Il n’aura échappé à personne que l’entrée en vigueur de la LTN coïncide avec un profond bouleversement des formes de travail traditionnelles. L’idéal du plein emploi et de l’emploi à vie ne cesse de s’éroder au profit d’une flexibilité croissante: travail à temps partiel, à domicile, sur appel, à la tâche, à durée déterminée... Ce constat ressort clairement d’un rapport sur les emplois atypiques et peu sûrs publié en 2017 par le Seco. Autrement dit: nous sommes entrés dans l’ère des petits boulots. Selon l’Office fédéral de la statistique, les emplois précaires concerneraient environ 113 000 personnes en Suisse, soit 2,5% de la population active. Nico Lutz, membre du comité directeur du syndicat Unia, estime qu’il y a un lien entre ce phénomène et le travail au noir. «Le risque augmente, c’est assez logique», affirme-t-il, interrogé par téléphone.
Dans son rapport, le Seco pointe le progrès technologique et la numérisation, qui rendent possible l’exécution de prestations à distance, d’où un effacement progressif des frontières classiques entre l’employeur, l’employé et le client. Ces nouvelles possibilités «éveillent la crainte d’une multiplication des emplois atypiques précaires». À l’insécurité temporelle (peu ou pas de garantie d’emploi à long terme) s’ajoute une insécurité économique (salaire à renégocier constamment, paiement conditionné à la satisfaction de l’employeur...). La multiactivité, ou cumul d’emplois, serait également préoccupante. Au mois de juin, l’OFS faisait état de 352 000 actifs occupant simultanément plusieurs emplois. Une catégorie de travailleurs qui aurait «sensiblement augmenté». En une vingtaine d’années, elle est effectivement passée de 4,1% à 7,6% de la population active. D’après l’OFAS, la multi-activité ne constitue pas un «phénomène passager», car près de la moitié des intéressés se trouvent dans cette situation depuis au moins cinq ans. Précisons que les chiffres varient selon les critères retenus pour le sondage: si l’on considère les personnes qui exercent deux activités à temps partiel, le nombre de travailleurs concernés pourrait atteindre les 720 000. Autre problème: l’augmentation croissante du nombre d’indépendants. Il aurait doublé depuis 2005, concernant à présent plus de 110000 personnes. Souvent, leurs conditions de travail «ressemblent à celles d’un emploi atypique précaire», écrit le Seco. En cause, le flou qui entoure leur statut fiscal: s’agit-il vraiment d’indépendants? Cette question est cruciale, car elle détermine si les entreprises doivent verser des cotisations aux assurances sociales pour ces personnes. L’existence du problème des «pseudo-indépendants» est confirmée par Susanne Blank, rédactrice en chef de la revue «La Vie économique» et ex-chef de la politique économique auprès de Travail Suisse. Près de 20% des indépendants ne travailleraient en fait que pour un seul client ou mandant, lequel serait souvent un ancien employeur. De plus, 12% d’entre eux seraient soumis à l’obligation de respecter des instructions, ce qui constitue un lien de subordination juridiquement constitutif de la relation employé-employeur. Bref, leur statut d’indépendant n’est pas toujours évident (lire encadré).
Le cas emblématique d’Uber
Le récent jugement prononcé dans l’interminable litige entre Uber Switzerland et la Suva témoigne de l’enjeu cette question. Le 10 juillet, le Tribunal des assurances sociales du canton de Zurich a donné partiellement raison à Uber Switzerland, en reconnaissant que ses chauffeurs ne semblent pas être liés contractuellement à elle, mais à deux entreprises basées aux Pays-Bas, ce qui la dispenserait de l’obligation de cotiser aux assurances sociales. Pour sa part, la Suva avait estimé en 2017 que ces chauffeurs dépendaient bien de Uber Switzerland et ne pouvaient donc pas être considérés comme des indépendants. En mars dernier, le Secrétariat à l’économie (SECO) avait abondé dans le sens de la Suva en assimilant les chauffeurs Uber à des salariés. Conséquence de ce jugement: l’assureur doit revoir son dossier. Le jugement n’est pas encore entré en force, et un recours peut être déposé au Tribunal fédéral. Affaire à suivre, donc.