Portrait

Résurrections

Silke Grabherr, 37 ans, dirige le Centre universitaire romand de médecine légale. Après avoir transformé sa profession grâce à une innovation de génie, elle a su imposer son style de management dans un milieu très masculin et politisé.

Les corps de Lady Di et de Yasser Arafat sont passés par là. Le Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) est devenu depuis une référence mondiale. Près de 400 autopsies y sont effectuées chaque année. Depuis le 1er janvier 2016, une Autrichienne douée et habile y est aux commandes. Voici Silke Grabherr. Elle nous accueille dans son bureau du Chalet-à-Gobet (au-dessus de Lausanne), au pas de cow-boy. A côté de son bureau, sur une armoire remplie de classeurs, un casque de motard et une veste en cuir noire trahissent sa passion des gros cylindres à deux roues. On aperçoit aussi un casque à pointe de la Wehrmacht, datant probablement de la Première Guerre mondiale. «Il appartenait à votre grand-père?», osons-nous, goguenard... Elle répond sèchement: «Non pas du tout. C’est un cadeau de mes collaborateurs, pour me rappeler mon côté directif». Sourire nerveux... On nous y reprendra plus, c’est certain. Le cadre est donc posé. Silke Grabherr est déconcertante à plusieurs titres. Jeune, honnête, directe et calme, elle a réussi à surmonter les obstacles classiques d’une carrière en champs de mines. Nous vous proposons ici le récit de sa trajectoire. Avec plusieurs leçons de management à la clé.

Le vieux sage n’en croit pas ses oreilles

Etape numéro 1*: briller dans son domaine d’expertise. L’anecdote vaut ici la peine d’être racontée. A 23 ans, fraîchement diplômée en médecine, Silke Grabherr souhaite rempiler avec une thèse. Son directeur, Richard Dirnhofer – père de l’imagerie forensique – lui donne trois jours pour trouver un sujet. Elle revient avec cette hypothèse: pourquoi ne pas redonner vie à un corps mort en y pompant un liquide visible au scanner. Une sorte de résurrection. Et du coup, les lésions qui ont causé le décès apparaîtront à l’écran. Le vieux sage n’en croit pas ses oreilles. Il diagnostique: «Soit vous êtes complètement folle, soit vous êtes un génie!» Elle se lance. Travaille comme une forcenée et aboutit. Silke Grabherr vient de révolutionner les techniques de la médecine légale. Son idée est juste. Sa première étape réussie.

Coups bas et jalousies acerbes

Leçon de management numéro 1: pendant ses recherches, elle découvre les coups bas et les jalousies acerbes de l’univers sans pitié de la recherche académique. On essaie de lui piquer son idée. On cherche à la déstabiliser. Elle dit: «La recherche académique est une mer infestée de requins, soit vous devenez requin, soit vous acceptez de vous faire dévorer. J’ai choisi une troisième voie. Celle des baleines qui nagent au-dessus de la mêlée.» En d’autres mots, elle tient le coup, garde son intégrité et redouble d’efforts dans la tourmente. Elle apprend à être patiente et à garder le cap, malgré les averses et les mauvais vents. Résultats: son armure en sort renforcée et elle peut aujourd’hui se regarder dans la glace, et dire tout haut ce qui lui tient à cœur. Mais le chemin fut difficile, avoue-t-elle sans détour, le sourire franc.

Déniaisage organisationnel

Etape numéro 2: passer de l’expertise aux enjeux humains de l’organisation. Son doctorat en poche et sa renommée établie (elle publie un gros livre qui documente son invention), Silke Grabherr est nommée directrice de l’unité de médecine forensique du CMURL. Un gros poste. Elle n’a que 27 ans. Quelques éléments de contexte sont ici nécessaires. Le CMURL était alors un institut éclaté entre les cantons de Lausanne et Genève. Les deux sites sont certes réunis sous une bannière mais cloisonnés dans leur fonctionnement. Silke Grabherr remarque cette concurrence malsaine. Au lieu de s’en plaindre, elle réfléchit aux moyens de réunir toutes ces compétences de manière plus harmonieuse. Elle apprend aussi à gérer une équipe, à remercier, à prendre des décisions, à communiquer. Ce sera sa période de déniaisage organisationnel. Elle observe aussi les jeux de pouvoirs et échafaude en silence une feuille de route pour mettre de l’ordre dans la maison. Et bien sûr, elle poursuit son activité de médecin légiste. Avec assurance, elle capitalise sur son expertise et apprend sans relâche des grands maîtres qui l’entourent.

 

Allégeance au directeur Patrice Mangin

Leçon de management numéro 2: observer l’organisation et prendre sur soi pour changer ses dysfonctionnements. L’er-reur classique d’une trajectoire de cadre est de penser que les compétences métier vous aideront à franchir l’étape managériale. Silke Grabherr, ici aussi, fait preuve d’une grande maturité. Elle comprend que sa posture de scientifique ne lui servira pas pour influencer les enjeux humains. Elle fait allégeance à son directeur, le médecin Patrice Mangin, et observe attentivement les rouages de l’organisation. Elle ne se plaint pas des dysfonctionnements qui minent l’institut et réfléchit plutôt à des stratégies innovantes pour combler ses déficits.

Bombes à retardement

Etape numéro 3: prendre le pouvoir sans aliéner les candidats malheureux. Quand le poste de directeur du CMURL est mis au concours, elle ose sa candidature. «J’ai postulé car j’avais envie de changer les choses», dit-elle. Son plan de bataille est affûté. Elle dispose de tous les atouts: la reconnaissance de ses pairs, une bonne connaissance des dynamiques de l’organisation et une feuille de route pour passer ses cent premiers jours. Sa nomination entre en vigueur le 1er janvier 2016. Mais rien n’est encore gagné. Trois candidats malheureux sont encore là, des bombes à retardement qu’il faut manier avec délicatesse. Elle saisit tout de suite l’ampleur du péril et agit avec brio pour désamorcer les minuteries. Au premier, elle offre le poste de responsable romand de la médecine forensique, une nouvelle structure qu’elle crée de toutes pièces pour décloisonner les pôles genevois et vaudois. Au second, elle offre la chaise qu’elle a libérée, soit la direction de l’unité d’imagerie et d’anthropologie forensique. Enfin au troisième, elle propose de créer des nouvelles antennes en Suisse romande, en Valais et dans le Jura. Pour renforcer cette structure supra cantonale, elle crée un comité de direction, composé de 11 personnes, qu’elle réunit toutes les six semaines pour entendre leurs idées et discuter les dossiers chauds du moment.

Revenir au camp de base

Leçon de management numéro 3: parvenir au sommet n’est que la moitié du chemin. Les alpinistes le savent bien. Pour eux, le but d’une expédition est de revenir en vie au camp de base. Idem dans la vie en organisation. Une fois nommé directeur général, la longue descente ne fait que commencer. Identifier les concurrents malheureux aux postes. Réfléchir aux moyens d’en faire des alliés. Garder le leadership, assumer ses décisions, tout en restant à l’écoute. Cette seconde partie du parcours n’est pas une mince affaire. L’ivresse du sommet est un traître habile. Pourquoi redoubler d’efforts quand on vient d’être sacré roi? Pourquoi entraîner les autres avec soi quand une cour de fidèles se prosterne devant vous? Silke Grabherr a su éviter ces pièges. Elle est restée humble dans la victoire. Elle avoue certes avoir commis des erreurs. Elle aurait dû mieux expliquer le pourquoi de certaines décisions. Cette communication, dit-elle dans une courte interview vidéo à visionner sur hrtoday.ch, est primordiale quand vous dirigez le navire. C’est elle qui assure la pérennité de cette résurrection organisationnelle.

Un père brasseur de bière

Nous voici donc arrivés au camp de base. Nous lui demandons de nous raconter ses origines. Elle est née dans la campagne autrichienne en 1980. Une mère comptable, un père brasseur de bière. Très jeune, elle se découvre une passion pour l’équitation. Sur le dos d’un pur sang arabe, elle gagne le championnat d’Autriche de dressage. Qu’a-t-elle appris durant ces années au paddock? «La patience. Un cheval n’est jamais méchant, s’il a une attitude négative, c’est qu’il y a une raison. J’ai aussi appris que les chevaux les plus difficiles à dresser sont ceux qui vous donneront le plus de succès.» Après un brevet de comptable, elle enchaîne les petits boulots: cuisinière, serveuse, vendeuse de lits à eau. Toutes ses vacances y passent. Au moment de choisir sa voie, elle penche pour un métier dans le social, «car j’aime le contact avec les gens». Elle hésite entre la police et la médecine. Elle a donc réussi à combiner les deux. L’interview se termine. Il est passé 18h00. Dehors sur le parking, seule une moto attend.

Bio express

  • 1980  Naissance en Autriche
  • 1998  Championne de dressage
  • 2003  Invente l'angiographie post-mortem
  • 2007  Entre au Centre universitaire romand de médecin légale (CURML)
  • 2016  Nommé directrice du CURML

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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