Apprendre de ses échecs

«Avec un cadre clair, on peut être vulnérable tout en étant performant»

L’accélération de notre économie et l’agilité croissante des organisations est-elle liée à la réhabilitation du droit à l’erreur? Quelles sont les dérives possibles d’une culture d’entreprise qui tolère les erreurs? Regards croisés.

Donnez-nous un exemple d’erreur professionnelle et ce que vous en avez appris?
Denis Inkei: Ma première erreur a été de succomber au stress. Après une carrière de vingt ans dans la communication et les médias, j’ai créé ma propre société de communication. C’est là que les ennuis ont commencé. J’ai parfois été impatient avec des clients et j’ai fait quelques mauvais choix. Très vite, j’ai réalisé que c’était mon état de tension et mon manque de lucidité qui était à l’origine de ces erreurs.

Et qu’en avez-vous appris ?
Denis Inkei: Je me suis intéressé à la question du stress, comment le dépasser, et j’ai créé une méthode. J’ai donc changé de métier. Cette erreur a changé ma vie (sourire).

Miguel Kupper: Je n’ai pas d’exemple précis, car je commets des erreurs en permanence. Par contre, j’ai mis en place une méthode pour ne pas les reproduire. Je les écris sur un calepin, mon journal opérationnel. Je m’efforce de noter les bons et les mauvais points. C’est important de ne pas être trop dur avec soi-même et de souligner les aspects positifs aussi.

Shékina Rochat: Pareil pour moi, je fais des erreurs régulièrement. Ce n’est pas l’erreur qui est grave, mais plutôt de les reproduire régulièrement. Les erreurs font partie du processus d’apprentissage. Je les considère comme un feed-back sur ma pratique. Elles me permettent de me réajuster.

Cahê Kuczera: Au début de ma carrière, j’ai commis l’erreur de ne pas apprendre de mes erreurs. Cela m’a amené dans une situation d’échec. Je n’avais pas compris le sens de mon activité.

Le contexte actuel de changement permanent et d’agilité organisationnelle est-il lié à cette réhabilitation du droit à l’erreur?
Cahê Kuczera: Oui. Depuis quelques années, nous vivons une accélération inédite du progrès. Tout va extrêmement vite. En termes d’innovation, cela se traduit par l’obsolescence très rapide (après quelques mois) de certains services et produits. Parler de l’erreur, c’est donc parler de la survie des entreprises. Car il n’y a pas d’innovation sans erreur. Aujourd’hui, on innove dans la majorité des cas par disruption. Il ne s’agit pas d’améliorer un produit existant, mais plutôt de le remplacer par quelque chose de mieux.

Denis Inkei: Je n’observe absolument pas cette augmentation du droit à l’erreur. Peut-être est-ce le cas au niveau théorique et académique, mais sur le terrain, je constate une énorme pression. Le management exige du sans faute, dans des environnements extrêmement compétitifs. C’est donc plutôt l’angoisse de faire des erreurs qui règne! Les conditions de travail se détériorent. La phase d’évaluation du travail est souvent supprimée, car il y a une urgence permanente. De plus, l’erreur est sanctionnée de façon assez dure. Les 500 personnes que je forme chaque année ne vivent pas ce droit à l’erreur. Elles ont peur d’être licenciées et vivent très mal cette concurrence.

Shékina Rochat: Il faut aussi tenir compte des différences culturelles. Aux Etats-Unis, le droit à l’erreur est valorisé, en Europe beaucoup moins. En France, c’est même un tabou.

Miguel Kupper: Je vais vous donner un contre exemple tiré du Service d’incendie et de secours de Genève. Il y a quelques années, nous sommes intervenus pour un feu de champ qui venait d’être moissonné. Des gens avaient joué avec des feux d’artifice. Le vent et la paille avaient fait le reste. En arrivant sur place, nous sommes rentrés sur le champ avec le véhicule. Mais nous nous sommes approchés trop près et contraints d’abandonner l’engin. Notre commandant a dû répondre aux questions de la presse. Il a défendu notre intervention en assurant que nous avions pris la bonne décision compte tenu du danger pour les habitations à proximité. Cela avait été un signal fort de cohésion au sein du service.

Quels sont les bénéfices concrets à attendre pour les organisations?
Denis Inkei: En entreprise, nous vivons une tyrannie de l’excellence. Cette pression et cette tension sont à l’origine de nombreuses erreurs. A l’inverse, se libérer de ce besoin d’excellence permet d’ouvrir le jeu, de prendre des risques, de sortir de nos routines et de commencer à créer et à innover.

Shékina Rochat: Un autre bénéfice est une plus grande intégrité. Savoir que l’erreur est permise rend les collaborateurs plus responsables et augmentera les comportements d’intégrité au travail.

Miguel Kupper: En termes de comportements, le droit à l’erreur aura un impact positif sur l’ambiance au travail et l’état de stress. Si l’erreur n’est pas tolérée, les collaborateurs auront tendance à les cacher, voire même à dénoncer les comportements déviants et les prises d’initiatives seront malheureusement mises sous cloche.

Cahê Kuczera: Tout à fait d’accord. Accepter l’erreur réduit le risque d’erreur. Par contre, à mon avis, le droit à l’erreur est tout à fait compatible avec la performance. Ce n’est pas le fait de commettre des erreurs qui nous fait grandir, mais plutôt d’en prendre conscience et de réfléchir aux facteurs qui les ont déclenchées.
N’y a-t-il pas un décalage entre le discours des dirigeants qui valorisent l’apprentissage par l’erreur et les lois sans pitié de l’économie?

Miguel Kupper: Les employés ne sont pas dupes. Si un dirigeant ne veut pas admettre son erreur alors qu’elle est flagrante, la troupe ne suivra plus.

Denis Inkei: Je vois encore de nombreux collaborateurs qui craignent de porter la responsabilité des erreurs de leurs dirigeants. Cette peur de l’erreur encore très présente perpétue la culture du «fusible», il faut un coupable, si possible en dessous de soi.

Shékina Rochat: Certains patrons veulent être craints et respectés. Ils doivent donc se montrer invulnérables. Mais le fait d’exposer sa vulnérabilité permet d’être admiré. C’est ma définition du leadership. La vulnérabilité du leader le rend humain. Ses collaborateurs pourront se rallier à lui. Le manager au contraire sera dans le contrôle et ne voudra rien laisser transparaître.

Cahê Kuczera: Attention tout de même aux généralisations! Tous les dirigeants ne cherchent pas à cacher leurs erreurs! Durant la première partie de ma carrière, j’étais dans une situation d’échec quasi-permanente et je suis dirigeant aujourd’hui. C’est d’ailleurs une de mes forces. Je suis en mesure de soutenir des collègues qui échouent. Je leur raconte mon histoire et ils apprécient de savoir qu’il est possible de s’en sortir. C’est aussi une affaire de culture et de valeurs d’entreprise. Chez Amaris, quand quelqu’un commet une erreur, notre premier réflexe n’est jamais de trouver le coupable. Nous essayons d’abord de trouver une solution. Ensuite, c’est au dirigeant de comprendre quelle est sa part de responsabilité. Personnellement, je me pose ces quatre questions: 1. Est-ce que j’ai été exemplaire? 2. Est-ce que j’ai bien expliqué ce qui était attendu? 3. Ai-je mis l’énergie nécessaire pour donner envie aux gens d’y aller? Et 4. Est-ce que j’ai vérifié s’ils étaient capables de mener à bout la mission? Si la réponse à ces quatre questions est positive, alors je pourrai tourner mon regard vers celui ou celle qui a commis la faute. Et si cette faute va à l’encontre des valeurs de l’entreprise, il peut y avoir un recadrage ou une sanction. Mais avant d’en arriver là, je passe le tout à travers ces filtres.

Shékina Rochat: Je retire deux éléments de votre réponse. Le fait d’admettre ses erreurs est très positif; mais il s’agit aussi de ne pas désécuriser les collaborateurs en maintenant un cadre clair. Avec un cadre clair, on peut être vulnérable tout en étant performant.

Le risque du droit à l’erreur n’est-il pas d’excuser des performances médiocres?
Denis Inkei: Faut-il une carotte et un bâton pour faire avancer les gens? Je pense qu’il y a d’autres manières pour les motiver. En leur apportant du respect par exemple; en étant reconnaissant de leur valeur; en leur offrant un cadre qui va diminuer les freins psychologiques liés au stress et qui va les amener vers le flow, soit un état de performance maximal. La sanction de l’erreur empêche de libérer ce potentiel.

Miguel Kupper: Il y a erreur et erreur. Chez les sapeurs-pompiers, nous sommes plus indulgents dans les premières minutes de l’intervention quand règne le chaos. Durant ces premières minutes, un mauvais choix tactique peut être toléré, quand bien même nous le corrigeons rapidement. A contrario, nous acceptons beaucoup moins les erreurs lorsque les cadres ont du temps pour prendre une décision ou si ils s’obstinent dans une mauvaise direction.

Cahê Kuczera: Je suis convaincu que tout le monde a un potentiel à exploiter. Et être intransigeant vis-à-vis de ce potentiel est une marque de respect. Les deux choses ne sont pas contradictoires. On peut très bien viser l’excellence tout en acceptant que, chemin faisant, il y aura des réajustements.

Comment faire la différence entre des erreurs involontaires et des stratégies de sabotage?
Miguel Kupper: L’être humain est parfois très manipulateur, en effet! Et le monde de l’entreprise est parfois redoutable comme une partie d’échecs! Cela dit, chez les sapeurs-pompiers, nous sommes tous des passionnés. Nous tirons à la même corde. Je n’ai jamais remarqué, à l’interne de l’institution, une volonté de nuire.

Cahê Kuczera: Comme dit plus haut, si vous analysez la situation à travers ces quatre filtres, vous saurez assez rapidement si la faute est en effet de la responsabilité de la personne qui l’a commise. Si tel est le cas, on peut l’analyser sans nuire à la culture de l’entreprise afin de comprendre s’il y a eu une volonté de nuire à l’entreprise. Et si c’est le cas, une sanction est légitime.

Shékina Rochat: J’aime bien la notion de vigilance saine. Il faut éviter la posture du Bisounours sans tomber dans la paranoïa, où l’on prêterait des mauvaises intentions aux collaborateurs. Vos filtres sont une excellente approche.

Quels sont les freins au développement d’une culture de l’erreur «apprenante»?
Denis Inkei: Le court-terme, qui empêche d’arriver par tâtonnements successifs à l’excellence. Les entreprises sont dans des cycles très courts, qui mettent les gens sous pression, avec des sanctions trop directes. Je recommanderais de revenir à une évolution lente, une croissance sur le long terme.

Cahê Kuczera: Nous avons principalement deux sources d’obstacles au développement d’une culture qui accepte l’erreur. La première se situe aux niveaux des dirigeants qui peuvent ne pas accepter de parler de leurs erreurs. Cela peut s’expliquer par cette recherche de performance immédiate, notamment chez les entreprises cotées qui doivent sortir des dividendes tous les trois mois. La deuxième source d’obstacle est au niveau des managers de proximité. Car c’est à eux de relayer cette culture du droit à l’erreur vers les équipes, de transformer la vision en action. Et comme on dit: une entreprise avec une vision mais sans actions vit dans le rêve. Alors qu’une entreprise qui a des actions mais pas de vision, vit dans le cauchemar. Le pont entre les deux est le management.

Miguel Kupper: Oui. Le manque d’exemplarité est le premier obstacle.

Shékina Rochat: Le manque de confiance est un autre obstacle important. Et cela peut se retrouver à tous les niveaux de l’entreprise. Interdire les messageries privées ou verrouiller certaines pages Internet au bureau témoigne d’un manque de confiance. Si les collaborateurs se sentent contrôlés, ils perdront toute envie de communiquer sur leurs erreurs.

Qu’est ce qui favorise l’émergence d’une culture de l’erreur «apprenante»?
Shékina Rochat: La confiance et une éducation à l’échec. Je recommande à ce propos les deux livres du philosophe Charles Pépin: Les vertus de l’échec et La confiance en soi. Il montre comment nous pouvons changer notre vision de l’échec et d’où vient la confiance en soi. La confiance en soi vient toujours des autres. Il faut créer un espace où les gens savent qu’on leur fait confiance. C’est cet espace qui va permettre d’apprendre de ses erreurs.

  • Denis Inkei est diplômé en sciences politiques et en sciences de la communication, professeur d’arts martiaux, sophrologue et praticien Reiki. Sportif de compétition, expert en  développement personnel et fin connaisseur des exigences du monde professionnel, il a développé une méthode pour augmenter la performance individuelle qui intègre la gestion du stress et la qualité de vie.
  • Miguel Kupper est sergent au Service d’Incendie et de Secours de Genève (SIS) depuis plus de 17 ans. Capitaine, officier de renseignement dans l’armée suisse, il est également titulaire d’une licence en sciences économiques et sociales de l’Université de Savoie et d’un DAS en gestion d’entreprise de l’Université de Genève (HEC).
  • Docteur en psychologie de l’Université de Lausanne, Shékina Rochat est responsable des prestations d’orientation pour la formation postobligatoire à l’Office d’orientation scolaire et professionnelle du canton de Vaud (OCOSP). Elle est aussi responsable scientifique du module «Ressources et résilience» donné dans le cadre du MAS Management, ressources humaines et carrières de l’Université de Genève.
  • Cahê Kuczera Toporowicz est le directeur régional «Sud de la France, Suisse et Brésil» chez Amaris Consulting, société internationale de conseil en management et technologies fondée en 2007, rattachée au groupe Mantu. En 2019, le groupe emploie 6500 personnes dans le monde. Il est diplômé d’INSA Lyon, du département Génie Industriel.
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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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