Individu vs Organisation

Droit du travail, vie privée et vie professionnelle: l’art du funambule

Alors que la frontière entre sphère privée et sphère professionnelle s’estompe, la législation en matière de droit du travail est synonyme de certaines obligations pour l’employeur. Comment gérer le temps de travail ainsi que les heures supplémentaires des employés et des cadres? Quels sont les devoirs de l’employeur en matière de santé du travail? 

 

Dans le contexte actuel, nous assistons à une profonde mutation de l’environnement des entreprises. La crise économique que nous traversons, la concurrence toujours plus ardue et le développement des nouveaux outils de travail – email, Internet, iPhone et autres – sont quelques-unes des composantes de cette transformation de nos milieux de travail.

Collaborateurs au premier plan

Premiers concernés par cette évolution fulgurante, les travailleurs sont aujourd’hui plus que jamais contraints de rechercher une combinaison adéquate entre leur travail et leur vie privée. Car qui dit marché de l’emploi ultra compétitif sous-entend également une plus lourde charge de travail et une disponibilité souvent sans limite de la part des collaborateurs. 

D’autant que le développement toujours plus accru des nouvelles technologies a totalement bouleversé l’organisation des entreprises, les employés étant désormais joignables à tout moment, où qu’ils soient. Une spirale difficile à freiner qui peut amener dans certaines situations au burn-out, ulcères, dépression, maux de dos et autres «maladies liées au stress». 

Si n’importe quel employé est susceptible de tomber dans ce cercle vicieux, il apparaît que ce sont essentiellement les personnes ayant une position élevée dans l’entreprise qui sont les plus à risque. Cadres, attachés commerciaux, assistantes de direction ou de cadres: ceux-là même qui accumulent les heures supplémentaires, s’investissent sans compter et mettent entre parenthèse leur vie privée pour le bien de l’entreprise et leur carrière professionnelle. Sans oublier la course au bonus qui incite bon nombre de collaborateurs à aller au-delà de leurs limites. 

Certes, cette escalade vers le toujours plus productif permet d’améliorer l’efficacité et le rendement de l’entreprise. Mais si l’on se place du côté des collaborateurs, la situation est différente et délicate.

Surimplication dans le travail

Du fait que les entreprises bénéficient aujourd’hui de moyens de communication considérables, les collaborateurs peuvent désormais être «online» n’importe où et à n’importe quel moment de la journée… ou de la nuit. SMS professionnels reçus tard dans la nuit pour des «urgences», collaborateur sollicité via son blackberry pendant un congé pour boucler un dossier en cours, voire même rappelé au bureau depuis ses vacances pour la même raison… ces stakhanovistes des temps modernes voient leur temps de travail prendre insidieusement le pas sur leur temps libre. 

Face à cette invasion progressive de la sphère professionnelle sur la sphère privée, la loi sur le travail pose des garde-fous que chaque employeur est tenu de respecter.

Heures supplémentaires: mode d’emploi

Les heures supplémentaires sont définies comme les heures de travail effectuées au-delà de la durée hebdomadaire de travail convenue contractuellement, mais sans que ne soit dépassée la durée maximale de travail hebdomadaire au sens de la Loi sur le travail (ci-après LTr). 

Elles sont régies par l’article 321c du Code des obligations (ci-après CO). Conformément aux articles 9 et 12 LTr, le travail supplémentaire se définit par les heures de travail qui excèdent la durée de travail hebdomadaire maximale, qui est de 45 heures pour le personnel de bureau et de 50 heures pour les professions artisanales et manuelles notamment. 

Les modalités de compensation des heures supplémentaires et du travail supplémentaire diffèrent selon si l’on est en présence d’un collaborateur ordinaire ou d’un cadre. 

Les collaborateurs ordinaires ont droit à la compensation de toutes les heures supplémentaires et du travail supplémentaire accomplis. S’agissant des heures supplémentaires, l’article 321c alinéa 3 CO prévoit que l’employeur doit en principe verser le salaire normal majoré d’un quart au moins pour toutes les heures effectuées en plus. Cependant, moyennant un accord écrit, les parties peuvent opter pour une compensation par un congé de durée égale, ou encore pour une indemnisation au taux de 100% des heures qui ne peuvent être compensées. 

Quant au travail supplémentaire, moyennant l’accord de l’employé, il peut être compensé par un congé de même durée (art. 13 al. 2 LTr). A défaut de compensation en temps, le travail supplémentaire doit être rémunéré à 125 pour cent dès la 61e heure accomplie au-delà du maximum légal durant l’année civile. 

Quant aux cadres, ils n’ont en principe pas droit à la compensation des heures supplémentaires. En effet, ils sont censés fournir, tant en qualité qu’en quantité, une prestation de travail plus importante que la norme en usage dans l’entreprise. Le surcroît de travail qu’ils fournissent est par conséquent compensé de manière différente. Il s’agira tantôt d’un salaire de base plus élevé, tantôt de semaines de vacances supplémentaires, ou encore de l’octroi d’un bonus en fin d’année. 

Toutefois, la renonciation aux heures supplémentaires doit impérativement être fixée par écrit. Quant au travail supplémentaire, les cadres sont soumis au même régime que les collaborateurs ordinaires.

L’employeur est tenu de protéger la santé de ses collaborateurs

De manière générale, l’article 328 CO impose à l’employeur un devoir de protection de la santé de ses collaborateurs, ce qui inclut aussi la prévention du stress et du surmenage chez les travailleurs. Ce principe est également ancré dans le droit public du travail car on retrouve la même obligation relative à la protection de la santé des travailleurs à l’article 6 LTr. 

La LTr contient en outre un certain nombre de dispositions visant à réglementer de manière très précise le temps de travail, comme la durée maximum de la semaine de travail (art. 9 LTr), la durée maximale d’une journée de travail, rythmée entre le travail de jour et du soir (art. 10 LTr), le travail de nuit (art. 16 et 17ss LTr) ou encore le travail dominical (arts. 18ss LTr). A noter encore les Ordonnances relatives à la loi sur le travail (ci-après OLT) qui constituent une troisième strate de protection encore plus spécifique, et plus particulièrement les OLT 1 et 2.

Les fonctions dirigeantes élevées au champ d’application de la LTr

Une catégorie de travailleurs échappe toutefois au champ d’application de la LTr. Il s’agit des collaborateurs qui occupent une fonction dirigeante élevée. De par cette exclusion, ils n’ont pas droit à la compensation du travail supplémentaire, aucune disposition de la LTr ne leur étant applicable de toute façon. 

Toutefois, il ne suffit pas de qualifier la fonction d’un collaborateur de fonction dirigeante élevée pour le soustraire à l’application de la LTr. En effet, cette notion, définie de façon extrêmement restrictive, ne s’applique qu’au cercle restreint de l’organe de décision de l’entreprise. Sont par conséquent essentiellement visés le directeur général et ses adjoints, caractérisés par leur pouvoir de donner des instructions, de prendre des décisions stratégiques pour l’entreprise ou encore leur autonomie budgétaire. 

Quant aux heures supplémentaires pour les cadres avec fonction dirigeante élevée, il va de soi qu’ils renoncent à leur compensation. Il est toutefois nécessaire de le mentionner par écrit.

Prévenir les dérives: le nouveau défi des employeurs

Tous ces garde-fous ne suffisent malheureusement pas toujours à empêcher les intrusions d’ordre professionnel dans la vie privée des collaborateurs. C’est pourquoi l’accomplissement par l’employeur de son devoir de protection de la santé de ses collaborateurs passe aussi – et surtout – par des mesures concrètes. 

L’aménagement d’horaires plus ramassés, l’offre de possibilités de se détendre sur le lieu de travail sous diverses formes, et en premier lieu s’assurer que les employés prennent des vacances et/ou ne zappent pas systématiquement leur temps de pause sont quelques exemples d’actions susceptibles de lutter efficacement contre les dérives. 

Attention toutefois à certaines mesures, comme la possibilité d’effectuer un pourcentage de son activité – 40 à 50 pour cent par exemple – à domicile. De prime abord alléchant pour l’équilibre du collaborateur, ce type d’aménagement risque de produire l’effet contraire car les repères et les garde-fous habituellement présents sur le lieu de travail – horaires fixes, collègues qui rentrent chez eux à la fin de la journée… – disparaissent.

Conséquence: l’employé prolonge sa journée de travail sans s’en rendre compte, voire travaille de nuit ou le dimanche sans distinction. Les limites posées par la LTr ne sont alors plus respectées. Ces horaires de travail anarchiques et leurs conséquences pour les collaborateurs touchés – risque d’isolement social, rythme biologique bouleversé, vie de famille réduite à néant – sont susceptibles d’entraîner à plus ou moins long terme des problèmes de santé. 

Or, c’est justement à ce niveau que sont censés agir les employeurs afin de concrétiser le devoir de protection de la santé imposé par l’article 6 LTr. Devoir qui, rappelons-le, englobe la protection de l’intégrité tant physique que psychique des collaborateurs. 

D’une manière générale, c’est par leur style de direction que les supérieurs hiérarchiques pourront contribuer à éviter les cassures chez leurs collaborateurs, en leur permettant de favoriser un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Parallèlement, la mise sur pied de directives ou de chartes éthiques allant dans ce sens s’avère être un plus. 

En tous les cas, valoriser la communication avec les employés, permettre à ses collaborateurs de s’exprimer sans être dans un contexte de peur, travailler l’estime et la confiance de soi ou encore sensibiliser les employés dans la conscience d’eux-mêmes et de leur élan de vie… tels sont les nouveaux défis des entreprises pour réduire les cas de surmenage. Autant d’efforts en devenir dont le but est d’aboutir à un nouveau rapport de l’individu à l’entreprise.

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Marianne Favre Moreillon, spécialisée en droit du travail, est Directrice et Fondatrice du cabinet juridique DroitActif à Lausanne. 

Lien: www.droitactif.ch

 
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