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«Les silences deviennent une opportunité de reconsidérer l’organisation sous un angle nouveau»

Dans le cadre de son MAS en administration publique, Jean- Baptiste Mauvais a réalisé un mémoire intitulé: «Se taire sur son lieu de travail. Une étude des silences organisationnels» (1)

Vous écrivez qu’il «n’y aura pas d’écologie organisationnelle sans étude et prise en compte plus quotidienne, plus explicite et plus volontariste des silences (objets, causes, dynamiques à l’œuvre), de la part des acteurs de terrain comme des chercheurs ». Qu’entendez-vous par là?

Jean-Baptiste Mauvais: La notion de «silence organisationnel» désigne une situation dans laquelle un·e employé·e décide de ne pas exprimer des opinions et des jugements, des critiques ou des propositions qui concernent son travail. Ce vis-à-vis d’autres membres de l’organisation qui seraient en mesure de modifier la situation. Ces silences demeurent peu pris en compte: la recherche est récente dans le monde anglo-saxon, balbutiante dans le monde francophone. Sur le terrain, les silences restent un continent quasi inconnu, alors même qu’ils font partie du quotidien des organisations: 85% des personnes se sont déjà senties incapables de parler d’un problème important à leur supérieur. Les conséquences peuvent être lourdes: pour l’organisation, diminution de l’innovation, turnover accru, risque d’erreurs. Du côté des employés: baisse de motivation, diminution de la performance, manque d’estime de soi, stress et dépression, maladies, repli, sabotage. Parfois en dehors même de l’organisation: catastrophes, crises économiques, écologiques. Ces silences constituent donc un puissant révélateur du fonctionnement d’une équipe, de l’efficacité d’un département et du bien-être des employés.

Le silence peut être ressource ou écueil, écrivez-vous. Donnez- nous des exemples de ces deux variantes?

Côté écueils, les silences déviants, destinés à nuire à un collègue, en lui faisant commettre une erreur, en le mettant en danger, ou plus simplement en l’ostracisant par l’absence de réponses à ses courriels par exemple. Côté ressources, les silences témoignant d’une confiance mutuelle: tel employé anticipe que le ou la collègue agira de manière adéquate, sans besoin d’un surplus d’information. Entre ces deux pôles, des silences contrastés: les silences auto-protecteurs, fondés sur la peur des critiques et des conflits, constituent un refuge pour leur auteur, mais privent l’entreprise d’un avis précieux. Idem des silences résignés, ancrés dans le sentiment que parler ne changera rien. Les silences prosociaux, eux, protègent certes un collègue en ne révélant pas d’informations susceptibles de lui nuire, par exemple suite à une parole éducative inappropriée de sa part ou une erreur médicale, mais peuvent empêcher de tirer les enseignements d’une défaillance individuelle ou systémique.

Vous mettez le doigt sur «une sorte de «méta-silence» sur le silence dans de nombreuses organisations, un silence sur le silence et sur le dicible, ce qui renforce le silence». Le silence est donc un tabou en organisation?

Parler de «tabou» supposerait que ces silences et leurs objets soient reconnus comme tels, et ce collectivement. Or ce n’est pas encore le cas. Aux motivations individuelles (peur, résignation, protection d’un collègue) s’ajoute une croyance dominante, mais pas forcément conscientisée: la partie «émergée» de l’organisation, ce qui est dit et fait, donc tangible, mesurable, visible et audible – produit, ventes, processus, ressources, indicateurs, marketing – est plus importante que le reste: les silences et ce qu’ils taisent seraient accessoires. Interroger les silences suppose au contraire d’admettre que l’organisation comporte des contradictions, failles et interstices qu’il vaut la peine d’interroger: sur quoi portent nos silences? Avec quelles conséquences? Comment les prévenir, les surmonter? Les silences deviennent alors, sinon une mine d’or, du moins une opportunité de reconsidérer l’organisation sous un angle nouveau.

(1) Ce travail a reçu en 2020 le prix du meilleur mémoire de MPA à l'IDHEAP.

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Jean-Baptiste Mauvais, MAS en administration publique.

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