Droit et travail

Mutation de poste en cas de conflit entre travailleurs

L’employeur a-t-il le droit d’imposer à bref délai la modification d’un élément essentiel du contrat de travail de l’un des protagonistes à un conflit sur le lieu de travail? Le licenciement consécutif au refus du travailleur d’accepter la modification proposée est-il abusif ?

En présence d’un climat de travail délétère dû à un conflit récurrent entre deux ou plusieurs travailleurs, l’employeur peut aboutir à la conclusion que la mutation de l’un des protagonistes constitue la seule solution susceptible de rétablir la sérénité. Se pose alors la question de savoir si, compte tenu de ces circonstances particulières, l’employeur peut imposer, à bref délai, une mutation de poste impliquant un déclassement dans l’échelle des salaires, voire la modification d’autres éléments essentiels du contrat (tels la durée ou l’horaire de travail, le taux d’activité, le lieu d’activité ou les fonctions du travailleur).

Liberté de résilier le contrat
En droit suisse du travail, la liberté de la résiliation prévaut, de sorte que, pour être valable, un congé n’a pas besoin de reposer sur un motif particulier. Toutefois, le droit de chaque co-contractant de mettre unilatéralement fin au contrat est limité par les dispositions sur le congé abusif (art. 336 ss CO)1.

Recours au congé-modification
Le congé-modification est admis par la jurisprudence, le contrat de travail, à l’instar de tout autre contrat, n’étant pas immuable. Dans certaines circonstances cependant, le recours au congé-modification peut s’avérer abusif. C’est notamment le cas lorsque l’employeur propose des modifications qui doivent entrer en vigueur avant l’expiration du délai de congé, et qu’il congédie le travailleur qui n’a pas accepté. Le licenciement est alors abusif au sens de l’art. 336 al. 1 let. d CO, parce qu’en refusant une modification du contrat avant l’échéance, le travailleur fait valoir de bonne foi une prétention découlant de son contrat de travail et que c’est ce refus qui est à l’origine du licenciement2.

Limites
Le Tribunal fédéral a tout récemment statué sur le cas d’une travailleuse qui était en conflit depuis des années avec l’un de ses collègues, avec lequel elle partageait le même bureau3. Considérant que ce conflit n’était plus supportable en raison de l’ambiance de travail délétère qui en résultait, l’employeur proposa à la travailleuse un autre poste, son collègue étant censé reprendre le secteur qu’elle gérait jusque-là, avec l’aide
d’une nouvelle personne devant être engagée. Mi-juin 2012, l’ensemble des collaborateurs fut alors informé des changements à venir, tout employé intéressé à reprendre le poste actuel de la travailleuse étant prié de s’annoncer dans un délai de douze jours. Par la suite, il fut précisé que de manière à assumer ses nouvelles fonctions, la travailleuse devrait se mettre à niveau durant six mois, ce qui justifiait son déclassement dans l’échelle des salaires.

Début juillet 2012, la travailleuse informa son employeur qu’elle ne désirait aucunement ce changement de fonction, mettant notamment l’accent sur le fait que son collègue et elle-même avaient soumis des propositions pour régler leurs problèmes relationnels (intervention d’un médiateur, venue d’une troisième personne dans leur bureau commun, séparation des bureaux), lesquelles n’avaient pas été prises en compte.

L’employeur prit acte du refus de la travailleuse, en l’invitant néanmoins à y réfléchir encore. La travailleuse réitéra son refus début août 2012 (N.B.: quelques jours auparavant, elle avait ouvert une action pour discrimination salariale de nature sexiste). Mi-août 2012, l’employeur proposa à l’intéressée «la perspective, d’ici à l’année prochaine, de fonctionner en qualité de collaboratrice spécialisée au sein du service des prestations», lui accordant un nouveau délai de réflexion d’une semaine et l’avisant que si elle ne changeait pas d’avis, il se verrait contraint de résilier son contrat de travail. La travailleuse ne donna pas suite.

Le 24 septembre 2012, l’employeur résilia le contrat de travail dans le respect du délai de congé, soit pour le 31 mars 2013, en indiquant que le licenciement était motivé par le refus que la travailleuse avait opposé à deux propositions successives de mutation à l’interne à la suite de la réorganisation indispensable des secteurs d’activité de l’entreprise. La travailleuse forma opposition au congé.

Appelé à statuer, le Tribunal fédéral a confirmé le caractère abusif du licenciement. En substance, il a retenu que le premier poste proposé impliquait un déclassement dans l’échelle des salaires et que le second, qui n’avait toujours pas été créé, «était un miroir aux alouettes». Dans la mesure où la modification de poste proposée à la travailleuse lui était défavorable de par le déclassement dans l’échelle des salaires qui en résultait, l’employeur ne pouvait pas la contraindre à assumer ces nouvelles fonctions avant l’échéance du délai ordinaire de congé. Or, dans la mesure où l’employeur avait enjoint aux personnes intéressées par le poste actuel de la travailleuse de s’annoncer à très bref délai, on pouvait en déduire qu’il entendait déplacer la travailleuse à son nouveau poste avant l’échéance de ce délai. Le Tribunal fédéral a également souligné que les mesures prises par l’employeur pour désamorcer le conflit entre la travailleuse et son collègue n’avaient aucune incidence pour la solution du litige, dès l’instant où la Cour d’appel cantonale avait admis que le motif du congé ne résidait nullement dans le conflit invoqué.

Conclusion
Cet arrêt confirme que l’employeur qui entend désamorcer un conflit entre deux travailleurs n’est pas pour autant affranchi de respecter les règles qui régissent le congé-modification, en tout cas dès le moment où la solution retenue consiste en une mutation de poste impliquant la modification d’un élément essentiel du contrat défavorable au travailleur.

Pluralité de motifs de licenciement

Lorsqu’elle porte atteinte à la capacité de travail, la résiliation des rapports de travail en raison d’une incapacité prolongée perdurant au-delà du délai de protection de l’art. 336c CO n’est pas abusive, à moins que cette incapacité trouve sa cause dans une violation de ses obligations par l’employeur. Dans un arrêt récent4, le Tribunal fédéral a confirmé qu’en présence d’un congé fondé sur une pluralité de motifs (tels que difficultés économiques et incapacité du travailleur), le licenciement est abusif lorsqu’il s’avère que l’indisponibilité du travailleur, due à une incapacité de travail provoquée par un comportement imputable à l’employeur (in casu, une dépression sévère consécutive aux méthodes utilisées par la direction, telles qu’intimidations, humiliations, insultes, exigences excessives, etc.) a joué un rôle déterminant dans la décision de licencier ce travailleur plutôt que l’un de ses collègues.

1 ATF 136 III 513 consid. 2.3.
2 ATF 123 III 246 consid. 3 à 5 ; TF, arrêt 4C.317/2006 du 4 janvier 2007 consid. 3.5.
3 TF, 4A_539/2015 du 28 janvier 2016.
4 TF, 4A_437/2015 du 5 décembre 2015. Dans le cas d’espèce, l’employeur n’avait pas réussi à établir qu’il aurait licencié le travailleur même en l’absence du motif abusif plutôt que son collègue, lequel occupait lui aussi un poste de préparateur de véhicules et disposait d’une ancienneté comparable, tous deux travaillant à l’entière satisfaction de leur employeur.

 

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Philippe Carruzzo est avocat au barreau – spécialiste FSA en droit du travail. www.law-ge.ch 

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