Nouvelles formes d'emploi

Une vaste zone grise apparaît entre le salarié et l’indépendant

De multiples nouvelles formes d’emploi sont en train d’émerger. Cette porosité croissante entre collaborateurs «internes» et «externes» pose plusieurs défis à la Fonction RH.

Les nouvelles formes d’emploi sont en augmentation. On estime qu’un travailleur sur deux recourt à ces nouvelles formes de travail dans le monde. Cette tendance est forte aux Etats-Unis et en Europe, beaucoup moins en Suisse où 87% des travailleurs étaient encore sous contrat fixe en 2017. Cette exception helvétique s’expliquerait notamment par le principe de la liberté de licenciement. En Suisse, engager une personne avec un contrat fixe est moins risqué puisque les rapports de travail peuvent être résiliés facilement.

Au milieu du gué

Ces nouvelles formes d’emploi sont pourtant une réalité avec laquelle il faudra composer à l’avenir, même en Suisse. Selon le professeur belge François Pichault (Université de Liège), le phénomène des nouvelles formes d’emploi est incontournable: «Depuis 40 ans, la zone intermédiaire entre le salariat et l’indépendance s’élargit. Cette zone grise échappe aux statistiques, car ces nouvelles formes d’emploi ne répondent pas aux critères traditionnels». Il donne l’exemple du travailleur sur plateforme, qui n’est ni salarié, ni indépendant. «Ces personnes sont au milieu du gué. Ils sont hors des radars et dans le pire des cas, ils travaillent au noir», poursuit-il. Pour Denis Pennel, auteur de nombreux livres sur le sujet et directeur général de la World Employment Confederation (l’association faîtière mondiale des sociétés intérimaires et de recrutement), on assiste à une porosité croissante entre le salariat et l’indépendant: «Il ne s’agit pas uniquement des nouvelles formes d’emploi, la relation de subordination entre travailleur et employeur se modifie. De plus en plus de salariés travaillent de manière très autonome. Ils ont des objectifs, mais sont libres dans la manière de les atteindre. A l’inverse, vous avez des indépendants qui sont très dépendants de leurs mandants. Entre ces deux extrêmes, nous voyons apparaître ces nouvelles formes d’emploi. Il y a donc un certain flou qui règne sur ce sujet». En clair, la séparation historique entre le salarié et l’indépendant n’est plus si évidente aujourd’hui. Certains pays européens (Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne et Italie), ont d’ailleurs créé un troisième statut, à mi-chemin entre le salarié et l’indépendant.

Consultants, chauffeurs, artistes

La figure sans doute la plus médiatisée des nouvelles formes d’emploi est celle des travailleurs de plateforme (Uber, Deliveroo, etc.). Les travailleurs de plateforme sont aussi très présents dans les services à la personne, la garde d’enfants, le jardinage ou le secteur des soins. Mais la réalité des nouvelles formes d’emploi est multiforme et concerne un nombre croissant d’emplois qualifiés. Un terme de plus en plus utilisé à cet égard est celui d’IPros (pour indépendants professionnels). Les IPros travaillent dans des secteurs peu régulés: il s’agit du spécialiste IT, du manager de transition, du webdesigner, du formateur, du coach, du consultant ou encore de l’artiste. La plupart choisissent cette voie pour se libérer des contraintes organisationnelles et développer leur expertise en toute autonomie. D’autres y sont forcés, en particuliers les 50+ qui ont perdu leur emploi. D’autres enfin y recourent par nécessité économique, en cumulant plusieurs petits jobs pour tenter de s’assurer un revenu stable, souvent au détriment de leur équilibre de vie. Les IPros sont souvent gérés directement par le département des achats ou les directeurs opérationnels, qui achètent des prestations le temps d’un projet, sans passer par la fonction RH. «Ces IPros sont souvent multi-projets, multi-clients et développent eux-mêmes leurs compétences. Avec des pics et des creux d’activité », détaille François Pichault.

Ne pas gonfler la masse salariale

Ces nouvelles formes d’emploi répondent à plusieurs attentes du côté des entreprises. Ils permettent de ne pas gonfler la masse salariale puisqu’ils sont comptabilisés par les achats. Une autre explication est la transformation de l’organisation du travail qui devient dans de nombreux secteurs beaucoup plus orientée projets et résultats. Les personnes s’agglomèrent autour d’un projet le temps d’une mission puis repartent. La montée en puissance des nouvelles formes d’emploi s’explique aussi par la digitalisation de notre économie. Les travailleurs sur plateforme sont nés avec Internet.

Nouveaux intermédiaires

En parallèle, on constate l’apparition de nouveaux intermédiaires sur le marché du travail. Les sociétés de portage salarial, les communautés de pratiques et les associations de travailleurs indépendants, comme le Freelancers Union aux Etats- Unis, la coopérative Smart en Belgique qui défend les intérêts des «travailleurs autonomes de tous horizons» ou la plateforme en ligne Upwork. «Le marché du travail est beaucoup plus intermédiarisé aujourd’hui, note Denis Pennel. Ces acteurs favorisent la rencontre entre l’offre et la demande. Ils protègent aussi les travailleurs car si les indépendants sont excellents dans leur domaine d’expertise, ils sont souvent de moins bons gestionnaires ». A noter que ces acteurs deviennent des lobbys puissants, capables de modifier les lois et d’obtenir de meilleurs salaires. Les Etats ont aussi un rôle à jouer en encadrant les activités de ces nouveaux acteurs. Ce sont les programmes de flexisécurité, qui donnent aux travailleurs la possibilité de bénéficier d’une plus grande autonomie dans les modalités de leur travail tout en leur fournissant un minimum de protection.

Total Workforce Management

Du côté des outils de gestion du personnel, la tendance aujourd’hui est de gérer l’ensemble des travailleurs, salariés, indépendants et autres formes d’emploi avec un seul système IT. Ce sont les éditeurs de logiciels qui poussent dans cette direction. Ils développent des outils de Total Workforce Management qui permettent de gérer ces différents statuts et de garder une vue d’ensemble.

Défis pour les RH

Ces évolutions posent des nouveaux défis à la Fonction RH. Dans un article qu’il a co-écrit*, François Pichault en énumère quelques-uns: «1. Développer des méthodes et des procédures mieux adaptées à cette force de travail hybride, mélangeant des employés salariés avec des indépendants. 2. Créer des partenariats avec les sociétés de portage salarial ou d’autres intermédiaires. 3. Donner de la marge de manoeuvre aux travailleurs externes pour le contenu de leur travail et l’accès à des communautés de pratiques. 4. Améliorer les conditions de travail (formation, rémunération, espaces de travail, outils technologiques).» Mais cette évolution divise aussi la communauté RH et devient un enjeu de politique interne.

Pour certains managers RH, ces nouvelles formes d’emploi sont un nouveau terrain de jeu. Ils souhaitent reprendre la main face aux managers et aux achats. D’autres RH estiment au contraire que c’est l’occasion rêvée de se positionner sur des sujets à haute valeur ajoutée à destination du personnel interne: la gestion des talents, l’accompagnement et le conseil de la ligne hiérarchique.

Low et high road

François Pichault voit deux attitudes possibles face aux IPros: low road et high road. Il explique: «Avec une posture low road, l’entreprise considère ces nouvelles formes d’emploi comme des variables d’ajustement, qui lui permettent de minimiser les coûts salariaux et de maximiser la performance ». La tendance des HR Shared Services, qui s’est généralisée depuis une quinzaine d’années dans les multinationales, serait emblématique de cette option. La qualité du service est souvent médiocre et les employés voient d’un mauvais oeil ces services RH réalisés depuis des pays tiers.

A l’inverse, l’attitude high road est de considérer les externes comme des collaborateurs à part entière, qu’il faut notamment inviter au repas de fin d’année, évaluer et inclure dans les politiques de développement. Avec le risque d’en faire des faux-indépendants. François Pichault: «Dans ce cas, les nouvelles formes d’emploi deviennent un terrain d’apprentissage pour la fonction RH où tout reste à inventer. Il s’agit par exemple de créer des partenariats avec les intermédiaires ». Pour conclure, Denis Pennel estime qu’il n’y a pas de solution unique. «Cela va dépendre de la société et de la culture d’entreprise.» Ce qui est certain, c’est que le «DRH va devoir apprendre à gérer cette main-d’oeuvre composite, complexe et multiple. Le défi sera de développer une gestion des RH intégrée malgré la diversité des statuts.»

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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