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Alcool au travail: vers la fin du tabou

Responsables RH et managers sont souvent démunis face à la consommation d’alcool dans leurs équipes. Le sujet est tabou. Les problèmes d’alcool concernent pourtant près de 15 pour cent de la population. Une société genevoise spécialisée dans la gestion de la santé en entreprise a développé un outil pédagogique innovant pour affronter le problème.

Les chiffres sont connus. En Suisse, on estime que 5 à 8 pour cent de la population est dépendante de l’alcool. Ce pourcentage double si l’on tient compte des consommateurs excessifs. Transposé dans l’univers de l’entreprise, l’alcool représente près de 25 pour cent des accidents professionnels selon l’Office fédéral de la statistique.

Avec des risques importants selon les secteurs d’activités et les métiers. Pourtant, les cadres et les responsables RH sont souvent démunis face au problème. En parler? Surtout pas. Très souvent, les proches collaborateurs de la personne concernée s’arrangent pour éviter tout dérapage. Ce qui débouche souvent sur une spirale négative avec un licenciement en bout de course.

Depuis 2008, une société genevoise, spécialisée dans la santé en entreprise, a mis au point un outil pédagogique pour parler de l’alcool sur la place de travail. Avec des retours très positifs. L’outil a été nominé pour le prix «Santé-Entreprise 2011» par l’Association européenne de la promotion de la santé en entreprise.Sur le terrain, les cadres sont soulagés car ils sont enfin en mesure d’aborder la question. Les personnes concernées par un problème d’alcoolisme, tous niveaux hiérarchiques confondus, assurent eux aussi à quel point la méthode les a sauvés.

Le bouche à oreille aidant, plusieurs grandes sociétés et PME romandes ont formé leur encadrement à la méthode. La Suisse alémanique suivra en 2012, assurent les promoteurs. Comment ça marche? Réponses avec deux spécialistes.

Apprendre à consommer

Un problème de consommation d’alcool n’est jamais abordé de front en entreprise. Jusqu’à aujourd’hui, les spécialistes recommandent d’emmancher la question par les dysfonctionnements professionnels. L’outil créé par PMSE SA à Genève (Prévention et maintien de la santé en entreprise) renverse le problème.

Comme l’explique la directrice Annick Rieker: «Jusqu’à aujourd’hui, l’alcool était soit interdit soit tabou. Mais pour gérer quelque chose, il faut en comprendre le mécanisme. Notre rôle est de transmettre les informations de base et de vulgariser le mécanisme de la consommation d’alcool pour que tout le monde le comprenne bien. Car une fois bien informées, la grande majorité des personnes s’autorégulent ellesmêmes». 

La première étape consiste donc à informer les collaborateurs sur les fondamentaux de la consommation d’alcool. Un verre d’alcool standard servi en établissement public contient 10 grammes d’alcool. Peu importe la couleur du flacon: vin, bière, apéritif ou spiritueux. Pour obtenir le taux d’alcoolémie, il faut connaître le poids et le sexe de la personne. Une femme supporte moins qu’un homme.

Une autre indication intéressante est le temps d’élimination de l’alcool dans le sang. Il faut compter 1 heure pour éliminer entre 0,1 à 0,15 pour mille. Et les recettes miracles (boire un litre de lait, dormir une heure avant de prendre le volant, …) sont de l’esbroufe. La récupération est linéaire, peu importe l’activité.

Cette introduction informative sur la consommation d’alcool ne serait pas complète sans connaître les directives de l’entreprise. Le taux d’alcoolémie autorisé est-il de zéro? Y a-t-il des métiers spécifiques avec une réglementation différente (grutier, chauffeur, conducteur d’engins par exemple)? Enfin, les formateurs donnent un aperçu des effets de l’alcool.

Rédiger une directive

Mais pour changer une culture d’entreprise, il faut aller au-delà de l’information. Les consultantes misent beaucoup sur les managers de proximité pour changer durablement les mentalités. Elles recourent à la méthode des Focus Groups, composés d’un top manager, d’un responsable RH, de cadres de proximité et de collaborateurs (10 personnes max).

«C’est important d’avoir l’avis de tout le monde. Les RH ont souvent des avis très tranchés sur l’alcool. Mais dans la pratique, c’est plus compliqué… Les RH jouent par contre un rôle important dans l’accompagnement», note Judith Seydoux, cocréatrice de PMSE. «Il s’agit dans un premier temps d’évaluer les pratiques, les besoins et les attentes en termes d’alcool. Cela va nous permettre d’établir des règles qui seront ancrées dans la réalité du terrain», explique Katia Schenkel, psychologue.

La représentation de l’alcool peut varier sensiblement selon le métier. Dans la construction, l’alcool est associé à la convivialité, c’est une habitude, elle désaltère et est associée à la force de l’homme. Dans la restauration, elle fait partie du métier. Dans la vente, on sert un verre d’alcool au moment de la signature d’un contrat, difficile donc de refuser.

«Tous ces éléments doivent être mis sur la table pour être retravaillés. Il faut ensuite faire des choix et parvenir à des règles très simples qui peuvent être comprises et respectées par tout le monde», détaille Katia Schenkel. Ce travail dure trois séances. Le Focus Group rédige ensuite une directive qu’il propose à la direction. Après validation, la direction renforce la nouvelle directive avec une déclaration d’intention.

«C’est important d’accompagner la réglementation avec le pourquoi. Cela permet de positionner le problème dans la perspective de l’entreprise», note Judith Seydoux.

Former les équipes

La formation des cadres est sans doute la clé de tout le dispositif. Venant du milieu médical, les consultantes de PMSE ont développé un matériel pédagogique inspiré d’outils utilisés pour des maladies chroniques (diabète par exemple). La formation aborde plusieurs
thématiques.

Les conséquences pour l’organisation d’une consommation problématique: qualité du travail insuffisante; baisse de la motivation; détérioration du climat de travail car les collaborateurs font de moins en moins confiance à la personne qui consomme; image de marque de l’entreprise mise en péril.

Un autre thème abordé est le processus d’élimination de l’alcool par le sang, avec un tableau et des exemples concrets. Le thème de la responsabilité est un sujet important. Qui du collaborateur, du collègue ou de la direction de l’entreprise endosse la responsabilité? Lors d’un dîner de fin d’année, un collaborateur a visiblement trop bu. Faut-il le lui dire? L’entreprise est-elle responsable s’il lui arrive un accident sur la route du retour?

La réponse est oui. La formation donne également plusieurs outils aux cadres de proximité afin d’être mieux à même d’aborder la question avec un collaborateur. Ils apprennent à repérer les consommateurs excessifs ou dépendants. Ils reçoivent des conseils pratiques sur la conduite de ces entretiens délicats.

«Souvent, les cadres savent qu’il y a un problème mais n’osent pas intervenir. Cette attitude mène droit dans le mur. La confiance sera rompue. Le collaborateur risquera de s’enfoncer dans une spirale négative. Quand ils ont perdu leur emploi, leur femme et leur dignité, ils n’ont plus rien à perdre et cela devient plus difficile de remonter la pente», assure Annick Rieker.

Elle conseille d’en parler dès que possible: «C’est difficile mais cela va permettre à la personne de s’en rendre compte et d’agir. Très souvent, ils remercient le cadre d’être intervenu.»

Les intervenantes

Annick Rieker est la créatrice et directrice de PMSE SA à Genève. Lien: www.pmse.sa

Katia Schenkel est psychologue et chargée de projet chez PMSE SA à Genève.

Judith Seydoux est la créatrice et la directrice de PMSE SA à Genève.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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