«Les décideurs commencent à s ́intéresser aux données RH»

Le spécialiste américain du «People Analytics», Wayne Cascio, explique ici pourquoi la mesure et l’analyse des prestations RH vont s’imposer dans les entreprises européennes.

Wayne Cascio, vous êtes un des pères du «People Analytics», une méthode qui permet de mesurer et d’analyser la valeur ajoutée des RH. Cette méthode est pourtant peu utilisée en Europe. Quelles sont, à votre avis, les raisons de cette réticence?

Wayne Cascio: Je pense que c’est souvent intimidant pour les organisations lorsqu’elles se lancent dans ce domaine. Elles possèdent souvent déjà un système d’informations RH, éventuellement un dispositif de suivi des candidatures ou de gestion de la formation. Les formules pour les indicateurs sont plutôt bien développées, mais il est plus difficile de placer des chiffres concrets à l’intérieur de ces formules. Par exemple, quel chiffre faut-il utiliser pour le taux d’escompte? Combien de temps les gens passent-ils sur les entrevues de fin d’emploi? Cela peut vite devenir fastidieux, car ces données concernent aussi la finance, la comptabilité, la vente et le marketing. Localiser et rassembler ces données constitue donc un véritable frein à la mise en œuvre de systèmes de mesures RH pertinents.
 

Selon notre expérience, mesurer le comportement humain ne fait pas partie du vocabulaire des cadres. Qu’en pensez-vous?

Absolument, si vous regardez un programme MBA typique, tout le monde apprend à connaître la règle des cinq «P» (en anglais: Product, Place, Promotion, Price, People). Dans les formations en finance, tout le monde comprend le modèle d’évaluation des actifs financiers. Mais quand vous analysez les cursus RH, vous ne trouvez aucun de ces modèles logiques qui peuvent aider les cadres à comprendre pourquoi investir dans le capital humain permet d’obtenir des résultats business. Imaginez qu’une société décide d’investir dans un dispositif de Work-life balance, ce programme tentera d’avoir des effets sur la réduction du stress et la prévention de l’épuisement professionnel. Ces initiatives devraient permettre de réduire l’absentéisme et le turnover, d’améliorer le service-clientèle, avec au bout de la chaîne des meilleurs résultats commerciaux. En contrepartie, l’entreprise est en droit d’espérer des avantages mesurables avec des indicateurs bruts: productivité plus élevée, rendement plus élevé pour les actionnaires et un meilleur taux de fidélisation des clients. Malheureusement, les dirigeants ne voient souvent pas le lien entre un investissement dans un dispositif RH et la nécessité de développer la recherche de ces indicateurs de fond.
 

Donc un des défis est de clarifier les liens entre les initiatives RH et leurs impacts en termes de résultats nets. Mais le problème n’est-il pas lié au fait que les résultats de l’analyse de corrélation sont souvent remis en cause?

Oui, mais vous pouvez utiliser l’analyse de corrélation pour créer un modèle de prédiction. Voici un exemple d’une entreprise qui utilise des mesures de capital humain de façon très intelligente. Sysco est le plus grand négociant et distributeur alimentaire d’Amérique du Nord, avec environ 150 sociétés exploitantes indépendantes. Le DRH a effectué des mesures sur sept indicateurs clés, dont le soutien du supérieur direct, la diversité des tâches et l’intégration dans l’équipe, des indicateurs que nous utilisons généralement pour évaluer le taux d’engagement. Chaque société exploitante a récolté les données de ses employés deux fois par an, et le DRH a ainsi pu corréler les taux d’engagement à l’instant t0 avec les résultats «satisfaction-client» à l’instant t1. Il a ensuite pu corréler ces résultats «satisfaction-client» avec la croissance des revenus observée à l’instant t2. Il a donc créé un modèle prédictif. Ce modèle a démontré que près de la moitié de la variabilité des bénéfices d’exploitation avant impôts pouvait s’expliquer par ce que les employés en avaient pensé deux trimestres plus tôt.
 

Et comment cela a-t-il changé le comportement des cadres?

Les cadres n’avaient pas pour habitude de porter une attention particulière aux RH. Aujourd’hui, ils ne peuvent concevoir de gérer l’entreprise sans savoir ce que les employés pensent de leur supérieur direct, du système de rémunération, des commissions, des récompenses dont ils peuvent bénéficier, etc. Cela a aussi permis de mettre en évidence que les gestionnaires d’exploitation, notamment les ingénieurs, sont très réceptifs aux données lorsqu’ils comprennent et voient d’où viennent les chiffres.
 

Est-il important d’expliquer les mesures, les corrélations et les impacts en termes financiers?

C’est essentiel et les chiffres doivent inclure des résultats financiers car les RH doivent parler la langue des affaires. Lorsque nous observons les rendements à long terme, nous devons les actualiser pour les faire correspondre à l’instant présent. L’actualisation est très importante, de même que la prise en compte de la fiscalité et des coûts variables. Si une entreprise augmente ses revenus, elle paiera également plus d’impôts. Donc si ces revenus ne sont accessibles que beaucoup plus tard, vous aurez besoin d’en exprimer la valeur actuelle.
 

Lorsque vous parlez aux cadres supérieurs, y a-t-il des mesures clés que vous leur recommandez?

S’il y a un conseil à donner, ce serait de construire un modèle pertinent. Certes, le coût lié au turnover du personnel est important, tout comme l’absentéisme. Mais ce qui prime, c’est d’être en mesure d’expliquer les liens entre le fait d’investir dans une prestation RH et comment cela se traduira en termes de résultats. Le livre que j’ai coécrit avec John Boudreau – «Investing in People» – présente des diagrammes avec les relations clés pour certaines applications. Par exemple, si vous vous concentrez sur le bien-être de vos employés, il faudra analyser les résultats en termes de santé: jours manqués ou crises cardiaques évitées. Ces indicateurs seraient par contre beaucoup moins pertinents avec d’autres programmes RH.
 

Chaque organisation aura son propre ensemble de paramètres?

Les indicateurs et les mesures à mettre en place ne diffèrent pas autant d’une organisation à une autre. Elles doivent par contre être forte- ment différenciées en fonction du dispositif RH
mis en œuvre. Avant d’aborder le sujet des mesures d’analyse avec mes clients, j’essaie de passer du temps avec eux pour leur faire comprendre en quoi ce genre d’investissement peut s’avérer judicieux et à quels types de résultats ils peuvent s’attendre. Très souvent, ils arrivent ensuite eux-mêmes à définir quels sont les indicateurs pertinents pour leur entreprise.
 

Vous semblez dire aussi que mesurer le turnover et l’absentéisme – deux indicateurs très couramment utilisés – permet uniquement de mesurer l’état de santé des collaborateurs?

Tout dépend de ce que vous souhaitez mesurer. Si vous vous intéressez au bien-être de vos collaborateurs, il sera judicieux de regarder de plus près l’absentéisme. Mais si vous cherchez à évaluer les retombées d’un plan de formation, les mesures seront bien différentes. Ce dont les cadres supérieurs se soucient vraiment n’est pas tant combien de temps est consacré à la formation et le prix effectif du programme – c’est plutôt de savoir si les collaborateurs sont devenus plus productifs! Et les mesures dont vous tiendrez compte varieront selon les programmes de formation.
 

Parlez-nous d’entreprises qui ont pris des mauvaises décisions précisément parce qu’elles n’ont pas tenu compte d’informations que les analyses d’indicateurs RH auraient pu leur fournir?

La société Caesars Entertainment de Las Vegas avait un gros problème avec le turnover de ses croupiers, avec un taux d’environ 16 pour cent. Il faut savoir que la formation des croupiers est très coûteuse en temps et en argent. La direction générale a donc décidé d’augmenter les salaires de 10 pour cent, espérant réduire ce turnover. Cela n’a pas fonctionné. Ils ont donc fait appel à un consultant pour examiner les raisons de ces départs à répétition. Ils se sont penchés sur la satisfaction au travail, l’engagement et l’équilibre vie privée/vie professionnelle. Il s’est avéré que les croupiers quittaient leur poste à cause d’horaires mal adaptés à leurs activités non-professionnelles. La solution consistait donc à travailler sur les problèmes de planification, et non sur l’augmentation salariale.
 

Avec cette prise de conscience croissante, comment entrevoyez-vous l’avenir pour l’analyse d’indicateurs RH ?

La tendance qui consiste à utiliser des données RH dans le but d’orienter la prise de décision est indubitable. Mais il y a aussi des risques. Il est facile d’induire les gens en erreur avec des statistiques. Nous devons éviter cela et prendre conscience de la promesse que représente l’apport de données volumineuses (big data) – à savoir, permettre aux organisations de prendre des décisions plus sûres car basées sur des faits – afin d’augmenter la productivité, l’engagement du personnel et les niveaux de satisfaction-clientèle.
 
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Laurent Jaquenoud et Michael Hathorn
 

Wayne Cascio à Genève

Wayne Cascio, auteur, entre autres, du best-seller «Costing Human Resources: the financial Impact of Behavior in Organizations» (publié en 1981), donnera une conférence à Genève le 5 juin 2014, invité par la société de conseils Optimis.

Inscriptions via hrtoday.ch

 

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Laurent Jaquenoud est associé chez Optimis (www.optimis.ch) et possède plus de quinze ans d’expérience dans des structures internationales. Il conseille les organisations sur les stratégies, structures, processus et systèmes de management RH.

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