Souveraineté émotionnelle

«Les émotions ont une utilité, elles sont porteuses d'un message»

La souveraineté émotionnelle des managers grimpe dans la liste des priorités RH. Les émotions sont un moyen de stimuler la productivité et la dynamique collective. Comment s'y prendre et quelles sont les limites à ne pas franchir? Regards croisés.

Pourquoi ce sujet des émotions au travail est-il d’actualité aujourd’hui?

Jochen Peter Breuer: Selon une enquête d’un magazine de management allemand, les problématiques qui préoccupent le plus les managers aujourd’hui sont la baisse de motivation et la dégradation de la collaboration au sein des équipes. Les émotions jouent un rôle clé sur ces deux sujets. Et il faut distinguer la conscience émotionnelle de la conscience relationnelle. Les deux sont interdépendants bien sûr, mais il faut commencer par prendre conscience de ses propres émotions pour agir plus sereinement dans une relation.

Anne-Marie Turcotte: L’évolution du contexte du travail explique aussi cet intérêt. Nous ne sommes plus dans le mode industriel fordiste, où les gestes étaient millimétrés, avec un timing et des tâches clairement définis. Aujourd’hui, le contexte est moins prévisible. Le besoin d’expertise et d’innovation exige de la collaboration. Le lien entre les personnes devient important. Et nous savons bien que l’être humain ne laisse pas ses émotions sur le pas de la porte en entrant dans l’entreprise le matin. Nous ne sommes pas des machines à produire.

D’autres explications?

AMT: Il y a aussi un aspect générationnel. Les jeunes ont un autre rapport au travail. Ils cherchent du sens, de la collaboration, des apprentissages et du coaching.

Robert Tanner: Je vois surtout l’importance croissante du facteur humain. Les émotions au travail ont toujours existé. L’émotion, c’est le mouvement, c’est notre ressenti et ce qui influence nos relations sociales. Si l’entreprise s’y intéresse aujourd’hui, c’est sans doute pour retrouver de la productivité et de l’engagement. L’émotion est considérée comme un levier d’action, une manière de réenchanter le travail.

Marielle Vérot: Les scientifiques étudient depuis plus de 30 ans les émotions au travail. Je pense notamment aux travaux de John Mayer et Peter Salovey dans les années 1990 à l’Université de Yale. Ils ont proposé la première définition de l’intelligence émotionnelle. Avant eux, il faut citer les travaux d’Elton Mayo durant les années 1930. Il a montré l’importance des relations humaines sur la productivité. Et bien sûr, le livre de Daniel Goleman en 1995, qui a popularisé ces idées. Plus proche de nous, durant les années 2010, je citerais les recherches sur les risques psychosociaux et le stress au travail et les travaux de Moïra Mikolajczak sur les compétences émotionnelles et bien sûr le travail de Lisa Bellinghausen et Christophe Haag sur l’intelligence émotionnelle et le management. Toutes ces études ont mis en lumière le rôle des émotions au travail.

Dans son livre Leader as Healer, Nicholas Janni estime que l’homo economicus n’utilise que 20% de son potentiel (sa rationalité). En utilisant toutes ses ressources, il va créer un monde économique plus équilibré et inclusif... D’accord avec lui?

MV: La transformation de l’économie devra passer par le développement de nouvelles compétences et les publications du Word Economic Forum en témoignent. Depuis les années 2020, l’intelligence émotionnelle grimpe dans leur classement des compétences du futur. Ces softskills vont façonner l’action des dirigeants de demain.

RT: Je constate une remise en question du rôle des managers. Aujourd’hui, on leur demande surtout de se préoccuper des émotions des collaborateurs, à en oublier leur propre état émotionnel. Cette situation est problématique. L’entreprise devrait davantage se préoccuper du ressenti des managers. Dit autrement, l’enjeu est moins le résultat économique que la méthode choisie pour y arriver. Et là, je pense qu’on a longtemps fait fausse route.

MV: Les modèles de management directifs ont eu des conséquences en termes de risques psychosociaux. Adopter des modèles plus systémiques d’accompagnement des collaborateurs aura forcément des répercussions sur le modèle économique.

AMT: Les managers ont une position difficile, coincés entre les hautes sphères de l’entreprise et les collaborateurs·trices sur le terrain. Ils doivent à la fois atteindre des objectifs stratégiques et gérer le collectif et la diversité des équipes.

JPB: Permettez-moi de lancer un pavé dans la marre. Il n’existe pas de MBA en gestion des émotions. Les recherches scientifiques donnent un cadre et permettent de rationaliser cette démarche émotionnelle. Mais pour entrer dans la pratique, les managers ne peuvent pas faire l’impasse sur la conscientisation de leurs émotions. Je suis donc 100% d’accord avec Nicholas Janni. C’est en vivant eux-mêmes leurs émotions que les managers pourront comprendre celles des autres.

AMT: Toutes ces études scientifiques permettent de crédibiliser ces approches. Les neurosciences viennent aussi confirmer ce que les chercheurs observent depuis longtemps. Dans le futur, on s’appuiera moins sur les compétences techniques que sur les compétences émotionnelles: l’adap- tabilité, la résilience, l’intelligence émotionnelle, la collaboration ou la créa- tivité.

MV: Les neurosciences ont aussi montré la mécanique derrière la prise de décision et le rôle central des émotions.

Parler d’émotions au travail, n’est-ce pas franchir une ligne rouge et entrer dans l’intimité des individus?

RT: Je ne le pense pas. Parler de ce qui est humain n’est pas intrusif. Au contraire. Savoir ventiler ses émotions est extrêmement important. Dans les métiers de la police, l’émotion est au cœur de l’action. Il n’y a pas d’action ou de réflexion sans émotion.

MV: Parler des émotions au travail peut encore faire peur, car des croyances limitantes circulent encore sur le sujet.

Des exemples?

MV: Qu’il faut laisser ses émotions au vestiaire. Que certaines émotions sont meilleures que d’autres à ressentir. Il y a beaucoup de représentations qui nous empêchent d’aborder ces questions au travail. C’est donc important d’apprendre à les reconnaître et les différencier et surtout à les comprendre pour pouvoir en faire des ressources. C’est un apprentissage «émo-relationnel».

AMT: Oui, et ne pas juger. Une émotion comme la colère n’est pas bien ou mal. La colère n’a pas de valeur en soi. C’est ce qu’on en fait qui est important. Comment êtes-vous capable d’exprimer votre colère? C’est surtout ça qui compte. Si vous commencez à insulter les gens autour de vous parce que vous êtes en colère, votre attitude sera inacceptable.

JPB: Absolument. Les gens confondent «être émotionnel» avec «partager ses émotions». Quand vous êtes émotionnel, vous pleurez ou vous êtes en colère. Quand vous partagez vos émotions, vous livrez votre perception d’une situation. C’est votre vérité. Et elle ne peut pas être contestée. L’autre peut l’entendre même s’il n’est pas d’accord avec elle. Car il ou elle aura aussi sa perception de la situation, sa propre vérité. Partager ses perceptions d’une situation sur cette base permet d’avoir un cadre beaucoup plus clair.

Parler d’émotions en entreprise permet donc de faire la part des choses, de clarifier ce qui est de l’ordre du privé de ce qui qui est de l’ordre professionnel. C’est une manière de réguler les ressentis et de les utiliser à bon escient, au lieu qu’elles nous téléguident en sous-marin?

MV: Tout à fait. Les émotions ont une utilité, elles sont porteuses d’un message. Quand un manager tient compte des émotions, des siennes et de celles de son équipe, il doit chercher le message qu’elles véhiculent. Quelles limites ont été franchies? Quelles valeurs ont été touchées? Ces informations sont très utiles pour piloter une équipe.

RT: Cette capacité à formaliser le panel des émotions est très important. Un dirigeant qui ne montre pas ses émotions va désécuriser ses équipes. Au contraire, savoir exprimer ses émotions de manière adaptée permettra à l’équipe de s’adapter à la situation.

MV: Les émotions sont des indicateurs qui vont permettre de faciliter le changement.

AMT: Pareil avec les conflits. Très souvent, les conflits sont des émotions qui n’ont pas été entendues, que l’on n’a pas réussi à exprimer de façon appropriée et qui s’entérinent dans le temps, parfois pendant des années. Laisser une place aux émotions est très sain. C’est une erreur de croire que les émotions n’ont pas leur place dans le monde professionnel.

JPB: Oui, car si on ne leur donne pas un espace, elles vont se répandre comme des virus dans l’organisation et générer da la pollution mentale. Les espaces de sécurité psychologique permettent de créer un cadre sain et régulé où elles pourront être exprimées.

MV: Ce cadre sécurisé permettra ensuite d’accueillir et d’accompagner les émotions afin de les mettre au service des objectifs opérationnels. Le journal Le Point vient de publier un article sur l’utilité de la colère en entreprise. Selon les chercheurs, cette émotion permettrait de se concentrer sur les objectifs. Il s’agit donc de transformer ces émotions en opportunités et de grandir ensemble ou de faire grandir le projet de la relation.

Les émotions des dirigeants sont aussi très contagieuses et ont un énorme pouvoir de nuisance sur les équipes, paraît-il...

JPB: Absolument. Pour Nicholas Janni, un dirigeant qui n’est pas conscient de son état émotionnel est un danger.

Est-ce la responsabilité des individus ou de l’entreprise de réguler ces émotions?

RT: Les deux. Chaque individu est responsable de son état émotionnel. Malheureusement, ça ne s’apprend pas encore à l’école... De son côté, l’entreprise doit créer un espace de sécurité où chaque être humain a la possibilité d’exprimer et de conscientiser ce qu’il ressent. C’est à chacun de faire son travail.

MV: C’est une coresponsabilité. L’entreprise a même une obligation légale de protéger la santé physique et psychique de ses employés. Et cette obligation concerne avant tout l’organisation du travail et les relations inter- personnelles.

AMT: Nous parlons là de culture d’entreprise. L’entreprise doit contribuer à créer une culture où les émotions ont leur place. En plus de cette sécurité psychologique, il s’agit de former et d’accompagner les managers.

JPB: L’entreprise est responsable du cadre et l’individu est responsable de sa santé émotionnelle. Suis-je au bon endroit? Suis-je heureux dans mon job? Ce n’est pas à l’entreprise de s’occuper du bonheur de ses employés. L’entreprise peut tout mettre en place, mais si l’individu est malheureux dans ses fonctions, les virus émotionnels vont s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Je me souviens d’un dirigeant que j’ai accompagné dans une grande entreprise aéronautique. Il avait un comportement tyrannique avec ses équipes. Après trois séances de coaching, il a éclaté en sanglots. Il avait 4000 personnes sous sa responsabilité, mais était malheureux comme un chien. Il avait rejoint l’entreprise car il adorait dessiner des avions. «Aujourd’hui, je remplis des feuilles Excel», m’a-t-il confié. Il a compris à ce moment-là qu’il devait changer sa vie professionnelle. Le problème n’était pas dans son environnement professionnel.

Les sociologues du travail sont très critiques avec cette approche des émotions au travail. Pour eux, les émotions sont des indicateurs d’un problème d’organisation du travail ou de processus. Le but n’est pas de faire de la thérapie de groupe, mais bien de régler les problèmes liés au travail...

RT: Oui. L’entreprise doit contextualiser les émotions exprimées.

MV: Permettez-moi de revenir sur la question du bonheur au travail. Selon le ratio de Losada, pour qu’une équipe soit performante, elle doit vivre 5 fois plus d’émotions plaisantes que déplaisantes. Pour les équipes moyennement performantes, ce ratio est de 3 pour 1. Et quand le nombre d’émotions déplaisantes dépasse celui des émotions agréables, la performance baisse. Vivre des émotions plaisantes et déplaisantes au travail est donc important et peuvent coexister. C’est peut-être une illusion de rechercher le bonheur au travail. Faire croire aux individus qu’il est possible de vivre uniquement des émotions positives est une injonction.

Parlez-nous de situations concrètes où cette régulation des émotions s’avère utile en entreprise?

JPB: Dans une récente mission, j’ai été confronté à une équipe en difficulté, qui peinait à recruter de nouveaux talents. J’ai rapidement identifié la source du problème: une rivalité intense entre le numéro 1 et le numéro 2. Ce scénario avait engendré des clivages profonds au sein de l’équipe. En créant un espace sécurisant où chacun pouvait librement partager ses émotions et perceptions, nous avons brisé ce goulot d’étranglement émotionnel. Cette démarche a permis de résoudre le conflit interne et aussi le problème de recrutement. Désormais, l’équipe apaisée attire à nouveaux des talents, une nette amélioration par rapport à son image passée.

D’autres situations concrètes ?

RT: Le décès d’un collaborateur. Je travaille dans un environnement très corporatiste, où chaque personne s’identifie fortement à la personne décédée. Quand ces drames surviennent, nous organisons des séances de débriefing pour accompagner le personnel. Comme dit plus haut, une émotion peut être contagieuse, avec un effet dévastateur sur l’organisation.

MV: Toutes les situations de conflits ou de tensions relationnelles. Pour éviter ces blocages, nous aimons travailler en amont en formant les équipes à l’intelligence émotionnelle. Le but est de traiter les tensions quand elles se produisent et d’éviter qu’une situation s’envenime. Il s’agit de créer un climat de travail qui permet de faire des émotions des opportunités pour grandir ensemble.

AMT: L’acceptation de la différence dans les fonctionnements. Utiliser des outils pour prendre du recul et accepter que l’autre fonctionne différemment. Ni mieux ni moins bien, simplement différemment. Cette approche est très utile lors de changements organisationnels, qui auront de forts impacts sur les rôles et les responsabilités de chacun. Ces situations sont toujours chargées émotionnellement et c’est donc important d’accompagner les équipes.

Quels sont les outils pour aborder ces émotions en entreprise?

JPB: J'utilise beaucoup l'outil Energizer/Vampirizer. Ce sont des petites peluches qui permettent d'exprimer votre ressenti dans une situation. Il faut préparer l'équipe en amont et créer cet espace de sécurité psychologique. Mais c'est un outil très apprécié et ludique, même dans un Comité de direction.

D’autres outils?

MV: J’aime réfléchir en termes de climat émotionnel favorable à la tâche. Avant de commencer un projet, nous parlons des émotions qui risquent d’être déclenchées et des émotions qui seront utiles à notre objectif et nous permettront de nous aligner sur le bon niveau d’énergie. Il s’agit de créer un climat sain et porteur.

RT: Nous avons la chance d'avoir un service psychosocial doté de psychologues. Cela nous permet de créer des campagnes de normalisation pour parler des émotions au travail. Nous voulons responsabiliser les collaborateurs sur ces enjeux. 

AMT: Avant de pouvoir nommer les choses, il faut créer du lien. Le travail, ce n’est pas juste être le nez dans le guidon. Pour bien travailler dans une équipe, vous avez besoin de moments de partage plus informels. Cela peut-être tôt le matin autour d’un café-croissant. Les neurosciences ont montré que la production d’ocytocine arrive dans ces moments plus détendus. Quand on s’amuse, on crée du lien. Créer cet environnement et ces liens est un prérequis aux outils mentionnés plus haut. Ce lien, ce sentiment d’appartenance, cette envie d’être là vont permettre d’exprimer plus librement nos émotions.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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