Conseils pratiques

Adaptive Learning: une révolution en marche

Le talent management traditionnel se heurte à un obstacle de taille: il privilégie un cercle restreint d’heureux élus alors que c’est l’ensemble des collaborateurs qu’il va falloir monter en compétences. L’Adaptive Learning répond en partie à ce défi.

Imaginez-vous un instant à votre poste de travail, face à votre écran, en train de démarrer les outils informatiques du quotidien: intranet, chat, applicatifs métiers, messagerie… Dans votre boîte de réception, un email vous invite à participer à une micro-évaluation: six questions auxquelles vous répondrez rapidement, en deux-trois minutes. Les corrections sont apportées au fur et à mesure de la passation, avec à l’appui une justification de la réponse correcte. Une semaine plus tard, vous recevrez une autre invitation à répondre à une micro-évaluation de six nouvelles questions. Et ainsi de suite les deux semaines qui suivront. A l’issue de ce processus, qui aura mobilisé moins d’un quart d’heure de votre temps durant un mois, une formation en ligne, pleinement adaptée à votre niveau de compétences ainsi qu’à votre profil cognitif, vous sera proposée: bienvenue dans le monde – en devenir – de l’Adaptive Learning (AL)!

Voici peut-être la première fois que cette nouvelle génération de technologies e-learning vous est évoquée. Rien de bien surprenant à cela, rassurez-vous: nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements. Et non, si cette préoccupation vous effleure: il ne s’agit pas là d’une énième gadgeterie applicative qui s’évanouira comme un feu de paille. Bien au contraire: les outils AL dessinent une révolution qui, dans les prochaines années, modifiera en profondeur la façon de former, évaluer et gérer les compétences au sein de l’organisation.

L’ancrage de l’AL dans le secteur Ed-Tech
Les outils AL dont on commence à entrevoir les contours découlent d’une préoccupation née au début du 20ème siècle dans l’univers de l’éducation: adapter l’enseignement aux élèves pour favoriser l’apprentissage selon les niveaux individuels de chacun. Réunis au sein de la classe, les meilleurs stagnent et les moins bons décrochent tandis qu’un parcours personnalisé leur permettrait de progresser à leur rythme. Longtemps restée un fantasme de pédagogue, l’idée de l’apprentissage adaptatif commence à devenir tangible dans les années 1970 face à l’essor de l’informatique. Par des études pionnières, des chercheurs tels que Smallwood (1962) ou Bloom (1968) démontrent les bénéfices de l’automatisation et de l’adaptation en comparaison du traditionnel cours magistral, posant les bases d’un terreau que les technologies digitales et l’intelligence artificielle permettent au 21ème siècle de fertiliser.

En 2019, l’ancrage de l’AL demeure majoritairement dans le secteur Ed-Tech; on voit poindre aux Etats-Unis des start-ups qui proposent des premières plateformes appliquées au domaine de l’enseignement. L’an passé, en association avec Harvard, Microsoft a développé un moteur du nom d’ALOSI (Adaptive Learning Open-Source Initiative) qui permet de mesurer à la fois les comportements d’apprentissage des étudiants et leur progression individuelle. Sur la base de l’algorithme Bayesian Knowledge Tracing (BKT), ALOSI a construit semaine après semaine un modèle prédictif de la maîtrise de la compétence de l’apprenant, qui bénéficie en retour de recommandations ciblées. Les phases de tests opérées ont démontré un gain d’apprentissage significatif pour les bénéficiaires d’ALOSI en comparaison d’étudiants ayant suivi le programme de formation classique, tel que conçu par l’ingénieur pédagogique.

Ce projet stimulant ouvre la voie à de nombreux développements… et de nombreux marchés. Car à l’image de Microsoft, les géants du digital ont parfaitement saisi les enjeux commerciaux de l’AL!

Les ALS remplaceront petit à petit les LMS
A l’image des Learning Management Systems (LMS), nés dans l’université et progressivement diffusés au secteur privé, il apparait inéluctable que les futurs Adaptive Learning Systems (ALS) inonderont à terme les organisations. La préoccupation des entreprises quant au Learning se matérialise à l’heure actuelle par des investissements massifs et croissants dans les LMS. Selon une étude récente, ils devraient continuer à augmenter d’ici à 2023 à un rythme d’environ 20% par an pour atteindre 22,4 milliards de dollars. A raison d’ailleurs: le digital bouscule les organisations et jamais le besoin d’actualisation des compétences de chacun n’a été aussi significatif qu’aujourd’hui. La formation continue via les LMS s’impose comme le moyen le plus efficace de contrer la menace de l’obsolescence du savoir. Cependant, cette génération d’outils n’est fondamentalement que transitoire.

Pour le dire autrement, il y a fort à parier que les ALS remplaceront petit à petit les LMS, qui apparaîtront dès lors comme une technologie d’arrière-garde, au même titre que le catalogue de formation résonne comme une musique du passé. La raison de cette inévitable substitution est avant tout économique. Les LMS fonctionnent essentiellement comme des plateformes de mise à disposition ou de création de contenus formatifs, accessibles aux uns et aux autres dans l’organisation, indépendamment du besoin en formation et de la capacité cognitive individuels. S’appuyant sur des processus d’évaluation en continu, permettant d’identifier qui maîtrise quoi avec précision, les ALS offriront la possibilité de cibler l’action – donc la dépense – de formation de la façon la plus juste possible. Ce passage du portail de contenus au parcours personnalisé se traduira pour l’entreprise par une plus grande efficience du capital humain, et ce, à un coût ajusté.

La fin de l’illusion du Talent?
De la même façon que les Systèmes d’Information RH (SIRH) ne cessent de bousculer le métier depuis les années 2000, changeant les façons de faire, créant de nouveaux postes, les ALS modifieront sans aucun doute le visage des RH. Et le premier grand changement que l’on peut attendre porte sur un champ d’activité que l’on regroupe aujourd’hui sous Talent Management.

Prenons un peu de recul l’espace d’une minute. «Compétence» comme «talent» sont deux attributs du capital humain qui cohabitent dans les RH comme un axe commun de travail, une même source d’une saine préoccupation. En vogue dans les années 2000, le projet de gérer les compétences dans l’organisation s’est bien souvent heurté à un déficit d’utilité: une fois notre belle matrice établie, que faire de notre référentiel? Et comment le maintenir à jour? Petit à petit, un glissement s’est opéré au profit de la gestion des talents, une idée plus séductrice et plus vendeuse (quelle organisation ne se targuerait pas d’être peuplée de talents?). Véritable sapin de Noël professionnel, le talent management consiste souvent à un chouchoutage ciblé (promotion, formation, plan de carrière, rémunération…) pour une poignée d’heureux élus qui, en contrepartie de ces privilèges, accepteront une charge de travail accrue. Mais ces mêmes talents sont fugaces et nomades, comme tous les autres membres de l’organisation; il n’est pas évident de les fidéliser, de les débusquer, car ils sont de moins en moins réceptifs aux équipements usuels de la carrière (reconnaissance, salaire, statut…). L’entreprise, en somme, ne peut compter sur eux seuls. Pour rester compétitive, c’est l’ensemble de son personnel qui doit faire preuve de qualités: paradoxe.

L’idée de talent se heurte aujourd’hui à un principe qui lui est consubstantiel: la discrimination d’une population au sein de l’organisation. Qui est susceptible d’être un élu? La réponse n’est pas évidente. Et lorsqu’on écoute les professionnels du néo-management, il semblerait que la nature du talent serait d’être intangible, quasi-magique, «indéfinissable» pour reprendre les mots de Xavier Camby. Si l’on résume, la gestion des talents en entreprise consisterait en un jeu obscur de promotion de quelque chose d’intangible et que l’on ne saurait qualifier. La partie n’est pas gagnée d’avance… Inconsciemment, la profession admet la limite du raisonnement en revendiquant depuis deux ans la promotion des soft skills, ces aptitudes pas si immatérielles qui font qu’un collectif de personnes fonctionne mieux qu’un autre. Soft ou hard, il s’agit bien de gérer des compétences: retour à la case départ. La fin de l'illusion du Talent?

Revoir la copie
A l’orée d’une nouvelle génération d’outils de Learning, c’est une dimension fondamentale de la profession RH qui est en voie de renouvellement: le développement des potentiels. Finis les dispositifs arbitraires, les privilèges donnés au compte-goutte: tous talents, voici la promesse des ALS. Bien évidemment, cela implique de revoir la copie.

Si la préoccupation du métier RH au cours des vingt dernières années aura consisté à renforcer sa dimension stratégique par une plus grande proximité avec la ligne, favorisant l’émergence du rôle de HR Business Partner, l’avenir se dessine probablement autour du Learning: les RH comme garants d’une organisation super-apprenante et compétitive, par un potentiel humain exploité à son maximum. Dans cette perspective, une fonction devrait émerger: Chief Learning Officer (CLO). Porteur de la dynamique d’apprentissage, celui-ci sera l’artisan d’un double flux continu et combiné via l’ALS: évaluation et formation, avec comme dénominateur commun la compétence, objectivable et mesurée. Et il n’y a là rien de sorcier…

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Raphaël Bennour, ancien cadre RH d’une grande banque privée de la place genevoise, dirige le groupe CAVEA (en­ seignes Rhônalia et Vinograf, actives dans la distribution de vins et spiritueux haut de gamme) qu'il a co­créé en 2009. Consultant indépendant depuis 2016, il accompagne aussi les entreprises du secteur bancaire dans les défis actuels de la filière (digitalisation, marketing de l'offre, conduite du changement).

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