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Apprentissages essentiels
Comment devenir – et rester – une organisation apprenante
La lecture de l’homme de lettres et d’affaires Arie de Geus a marqué Jacques Chaize: elle lui a fait découvrir l’apprentissage organisationnel, qui a transformé son entreprise et son parcours d’entrepreneur. Récit.
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Dirigeant d’une entreprise industrielle présente dans le monde entier, je mesurais chaque jour l’écart grandissant qui risquait de se creuser entre le rythme de l’entreprise, lente à changer ses habitudes, et la mondialisation qui avançait à marche forcée et exigeait des apprentissages nouveaux, fréquents, de plus en plus rapides...
Bien sûr, comme les autres, j’avais essayé de manager le changement, souvent avec l’aide de prestigieux consultants, parfois avec quelque succès. Mais je constatais que les nouvelles organisations se figeaient ensuite très vite, la routine reprenait le dessus. La démarche apprenante était radicalement différente. Nous l’avons approfondi au cours des vingt-cinq années suivantes; mon entreprise a grandi, passant de 70 à 700 personnes, gagnant en parts de marché et rentabilité année après année. Au fil de ce long parcours, nos réussites et nos échecs nous ont permis d’identifier quelques apprentissages essentiels.
Quand la bureaucratie pointe le bout de son nez
Le premier apprentissage, le plus visible, c’est de découvrir les causes profondes qui empêchent les organisations de changer. Chacun s’émerveille en effet de la flexibilité des start-ups et déplore la lourdeur des entreprises matures. Pourtant, à l’origine, toute entreprise a été une start-up, apprenant son chemin, jour après jour. Une fois percé le mystère de l’offre (quel produit construire? quel service offrir? comment s’y prendre?) son prototypage et les essais de terrain, l’entreprise a grandi et le savoir-faire des pionniers a été retranscrit en algorithmes et processus fiables et reproductibles pour nourrir la croissance de l’entreprise. Pour pérenniser cette croissance, une organisation se met en place, qui sécurise et normalise les processus.
Avec le temps, une bureaucratie s’installe. Il y a de moins en moins de place pour le doute, le questionnement, pour les nouvelles données d’entrée qui pourraient remettre en cause le bel édifice de savoirs, de compétences et de statuts mis au service de l’exploitation de solutions éprouvées. Le premier bénéfice de la démarche apprenante, c’est précisément d’ouvrir de l’espace et du temps, au quotidien, dans toute l’entreprise, pour l’exploration des nouveaux enjeux et des nouveaux apprentissages, seuls véritables leviers de croissance et d’innovation.
Les collaborateurs, source des capitaux de l’entreprise
Le deuxième apprentissage, c’est de comprendre qu’il n’y a pas de développement de l’entreprise sans développement des personnes. On parle beaucoup de capital humain, d’intelligence collective, sans en mesurer la véritable puissance: ce n’est pas un élément supplétif, un bonus bienvenu, c’est un élément central. Les actionnaires apportent le capital pour financer croissance et innovation, mais les capitaux qui déclenchent vraiment la croissance et l’innovation, ce sont les collaborateurs de l’entreprise qui les détiennent: capital individuel de connaissances et de compétences, capital collectif de confiance et coopération. J’ai pu vérifier, dans mon entreprise, l’efficacité de ces capitaux, chaque fois que, grâce à notre vitesse, notre flexibilité, notre créativité, nous parvenions à damer le pion à des concurrents plus gros, plus forts et plus riches en capitaux classiques.
Mais, à la différence du capital classique, ces capitaux immatériels ne s’achètent pas. Le choix de les vendre appartient aux personnes qui les détiennent, individus ou équipes, qui décident alors de les apporter à l’entreprise. Elles feront ce choix si elles se sentent reconnues et respectées. Reconnues pour ce qu’elles sont -uniques sources de création des capitaux immatériels- et non pas en fonction de leur place dans le process ou leur statut dans l’organigramme. Respectées quand chacun ressent que son propre désir de réussite est intégré dans le projet collectif, qu’il n’est pas juste un pion, instrument d’une hiérarchie dominante.
Le plus grand défi: intégrer l’envie d’apprendre au quotidien
Le dernier apprentissage, le plus difficile, c’est d’inscrire l’apprenance dans l’organisation quotidienne: il ne suffit pas de comprendre qu’il faut laisser de la place et du temps aux questions et aux apprentissages, qu’il faut reconnaître et respecter les personnes, il faut aussi s’assurer que les moteurs de l’apprenance – les cinq disciplines décrites par Peter Senge – soient en marche, en permanence, pour tous. Les deux premiers moteurs permettent de développer le capital d’intelligence personnelle, c’est tout d’abord l’envie d’apprendre. Elle est souvent difficile à déclencher: les diplômés sont peu enclins à étaler leur ignorance; les autres ont souvent un souvenir négatif de leur parcours scolaire et craignent de ne pas savoir apprendre. Pour la stimuler, nous avons découvert qu’on peut susciter l’envie d’apprendre en faisant d’un problème une opportunité, que ce soit à partir des incidents quotidiens, des réclamations clients ou des problèmes qualité.
C’est ensuite qu’intervient le deuxième moteur individuel: la capacité à prendre conscience des modèles mentaux, représentations, préjugés et routines qui nous guident mais peuvent nous égarer et nous empêcher d’apprendre. En effet, pour apprendre, il faut souvent désapprendre, savoir abandonner ses réflexes habituels. Aussi avons-nous beaucoup utilisé le fameux enchaînement des «cinq pourquoi?» de Peter Senge pour maintenir la capacité de questionnement et débusquer ces représentations, préjugés et modèles mentaux qui nous empêchent souvent de trouver la vraie nature des enjeux à relever.
Deux autres disciplines développent le capital d’intelligence collective: apprendre à dialoguer pour apprendre en équipes et partager une vision commune à mettre en œuvre ensemble. Le dialogue en équipes est fondamental pour apprendre: à condition que la question posée ne soit pas imposée de l’extérieur, mais découverte puis traitée par l’équipe elle-même; à condition aussi que les solutions et savoirs nouveaux soient ancrés à l’objet social même de l’entreprise. C’est l’enjeu de la vision partagée: nous nous sommes plus d’une fois surpris à apprendre des savoirs inutiles ou à développer une valeur que le client n’achetait pas!
Ces quatre moteurs s’appuient sur une dernière discipline: la pensée systémique, cette intelligence du contexte qui, dans un monde ouvert de plus en plus complexe, permet de découvrir le sens d’un système en observant son comportement et les points de levier essentiels pour agir. Le danger ici réside souvent dans notre désir de tout comprendre avant d’agir alors que les véritables apprentissages se font en marchant, au plus près du terrain.
Dirigeants, acteurs et actionnaires de l’entreprise, nous sommes tous en quête d’adaptation, de transformation. Nous essayons de rendre nos entreprises plus agiles, de libérer les énergies pour croître et innover. Tous ces chemins ont besoin des moteurs de l’apprenance: l’agilité repose sur le dialogue en équipes et le partage d’une vision commune des buts; la libération des énergies s’appuie sur l’envie d’apprendre de chacun et sa capacité à se libérer des préjugés et habitudes pour innover. Tous requièrent enfin le discernement de l’intelligence systémique pour penser et tester pas à pas les leviers qui transformeront durablement l’entreprise.