Vers de nouveaux modèles d'organisation

Comprendre l’émergence des nouvelles pratiques

L’accélération des changements dans le monde permet l’émergence de nouveaux modèles d’organisation. Qu’est-ce qui provoque ces changements, et vers où nous emmènent-ils?
Quelles sont les raisons pour lesquelles toujours plus de personnes n’arrivent plus à suivre le rythme imposé dans les entreprises? Est-ce que ce sont les entreprises qui ont changé, les gens, ou les conditions, l’environnement? Notre monde est en train de vivre de profondes transformations. Voici quelques clés pour pouvoir les vivre plus sereinement. 
 

Révolutions... par le nombre 

Lors du dernier siècle, la planète terre a vécu une révolution démographique. Si en 1804, la population mondiale est estimée à un milliard d’habitants, elle a atteint les 6 milliards en 1999, dépassé les 7 milliards en 2012 et atteindra les 8 milliards en 2024! «Rome a été la première ville à atteindre un tel niveau de complexité qu’il était possible de vivre à un million de personnes au même endroit. Après son effondrement vers 476, il a fallu attendre 1820 pour que Londres, lors de la révolution industrielle, soit la première ville à dépasser à nouveau le million d’habitants... soit 1300 ans plus tard», précise Bruno Marion, auteur du livre «Chaos: mode d’emploi».
 
Une autre révolution influence fortement l’humanité: celle de l’information. Jamais autant d’informations n’ont été produites, distribuées ou analysées: chaque jour 144 milliards d’e-mails sont échangés, 822 240 sites internet sont créés; chaque minute, 72h de vidéos sont ajoutées sur Youtube et 4 millions de recherches sont effectuées sur Google; chaque seconde voit l’arrivée de 8 nouveaux utilisateurs d’Internet1. «L’humanité produit aujourd’hui autant d’informations en deux jours qu’elle ne l’a fait en deux millions d’années. L’ancien PDG de Google estimait en 2010 que nous produisions tous les deux jours environ 5 exaoctets d’informations... soit autant qu’entre le début de la culture humaine et 2003», écrit Bruno Marion. 
 

La fin de l’équilibre 

Ce dernier estime aussi que «l’augmentation du nombre de personnes sur Terre, l’augmentation du nombre de connexions et de la vitesse, entraînent ce que les scientifiques appellent un état non linéaire, turbulent, ou encore chaotique». Si pour la plupart des gens, les mots «turbulent» et «chaotique» ont une connotation négative, il faut y voir ici la description d’un état des choses, une phase particulière d’un système. «L’humanité était pendant des siècles comme un balancier, qui parfois se mettait à osciller, puis revenait à l’équilibre. Aujourd’hui, le balancier ne fait plus que seulement osciller, il est pris de mouvements qui nous apparaissent comme fous, désordonnés. L’humanité est confrontée à des situations de plus en plus extrêmes. C’est ce que nous appelons communément les crises», explique Bruno Marion. Crises énergétiques, financières, sociales, écologiques. Et pourtant l’industrie du luxe ne s’est jamais aussi bien portée: est-ce une autre forme de crise, morale cette fois-ci? Taxer de 2 pour cent les 1300 milliardaires que comptait le monde en 2013 représenterait un montant de 100 milliards, assez, selon l’ONU, pour éradiquer la faim et donner à tous les êtres humains un accès à l’eau potable, aux soins de base, à l’éducation et à un logement. Le monde vous semble toujours en état d’équilibre? 
 
«Nous sommes la première génération d’êtres humains qui va laisser aux générations futures une planète en moins bon état et qui n’assurera pas en toute certitude leur survie du fait de nos propres actions», ajoute Bruno Marion. «L’humanité est arrivée à un point de bifurcation. Nous sommes dans une période de redéfinition complète des normes et des valeurs en matière de travail, d’économie, mais aussi de vie sociale et de rapports entre États. Nos croyances, nos habitudes, ne sont plus adaptées à ce monde en pleine mutation.»
 

Les entreprises «comment» 

Pourtant, dans la plupart des entreprises, le fonctionnement est resté sensiblement le même qu’il y a 100 ans. «La méthode bureaucratique de gestion d’une entreprise nous semble parfaitement naturelle aujourd’hui. Cela n’a pas toujours été le cas», indique Isaac Getz, auteur du livre «Liberté & Cie». «Elle a vu le jour pendant la révolution industrielle pour faire face à deux problèmes bien précis. Primo il fallait imposer une discipline plus stricte à des artisans habitués à respecter leurs propres horaires et à travailler selon leur propre rythme. Secundo, il fallait obtenir une production homogène et fiable des travailleurs ruraux pour la plupart illettrés.» 
 
Cette évolution a culminé à la fin du 19e siècle avec le «modèle d’organisation scientifique» de Taylor, où les managers analysent, établissent les procédures et contrôlent, alors que les employés exécutent. Aujourd’hui, certaines entreprises utilisent les processus Lean développés par Toyota ou une structure d’organisation matricielle. Mais fondamentalement, les entreprises contemporaines ont toujours une structure hiérarchique, composée de personnes qui décident et de personnes qui exécutent.
 

Limites du système actuel 

Au-delà de la concurrence ou des exigences du marché, les dysfonctionnements internes causent encore beaucoup de difficultés aux entreprises. Jeux d’influence, mauvaise communication, difficulté à prendre des décisions, réunions inefficaces: tout n’est pas sombre, mais vu l’augmentation des maladies liées au travail, il y a de quoi se poser des questions. «Le surmenage coûte 5 milliards par an aux entreprises suisses», titrait récemment un article de la RTS. «Deux millions des 4,9 millions de travailleurs souffrent d’épuisement en Suisse et plus d’un million d’entre eux se disent stressés, selon la première enquête ‹Job Stress Index 2014›». Un rapport publié en 2010 par l’Office fédéral de la statistique précise que 41 pour cent des personnes interrogées disent ressentir de fortes tensions psychiques au travail. «Les médecins et psychologues observent une aggravation tant au niveau du nombre de consultations qui augmente qu’au niveau du degré de gravité des personnes épuisées ces dernières années», ajoute un article paru dans L’Hebdo. 
 

Contrôler son propre travail 

En matière de stress, il existe un facteur d’amélioration potentielle de première importance: «Le sentiment du salarié de pouvoir exercer un contrôle sur son travail. Quand un individu a l’impression de jouir d’un degré de contrôle important sur un événement ou une situation, il le juge moins stressant, et peut même y voir un défi», note Isaac Getz. 
 
La réaction d’un individu qui n’a qu’un faible contrôle sur son travail est très différente: «Convaincu de ne pas pouvoir changer sa façon de travailler, il s’engagera dans la fuite ou la lutte pour réduire sa souffrance psychologique et se sentir mieux. Trois psychologues ont passé cinq ans à étudier les niveaux de stress de plus de dix mille fonctionnaires britanniques. Ils ont découvert que les hommes qui ont l’impression – à tort ou à raison – d’exercer peu de contrôle sur leur emploi ont 50 pour cent de risques en plus de souffrir de troubles cardiaques que ceux qui ont l’impression de contrôler leur travail. Pour les femmes, c’est encore plus flagrant: le risque est 100 pour cent plus élevé», détaille Isaac Getz. «Il existe une façon de réduire les coûts cachés liés au stress – une solution disponible pour tous. Accordez aux salariés un contrôle réel – même perçu – sur leur travail, cessez de leur dire comment faire leur boulot, et le stress baissera. L’absentéisme diminuera, les coûts cachés diminueront aussi. L’engagement augmentera», écrit-il. 
 
Au vu de la croissance économique depuis la révolution industrielle, le problème du désengagement devrait être rare dans les entreprises. De vastes sondages au sein de la main-d’oeuvre américaine indiquent le contraire: «En 2006, 27 pour cent des salariés d’une société moyenne étaient «engagés», 59 pour cent n’étaient «pas engagés» et 14 pour cent étaient «activement désengagés ». Imaginez un canot de huit places. Assis sur les deux premiers bancs, un autre leader et vous, vous ramez énergétiquement. Vos cinq coéquipiers assis derrière vous trempent périodiquement leur aviron dans l’eau, juste de quoi provoquer quelques éclaboussures. Pendant ce temps, le huitième compère rame énergiquement – dans l’autre sens. Et vous vous demandez pourquoi, malgré toutes ces gerbes d’eau, votre entreprise n’avance pas?». La métaphore proposée par Isaac Getz mène à une importante question: les règles et procédures des bureaucraties traditionnelles sont-elles à l’origine de ces taux de stress et de désengagement? 
 

L’émergence de nouveaux modèles 

Traiter les symptômes (teambuilding, coaching, approches psychologisantes) n’est que temporaire, car de retour dans l’organisation, si le fonctionnement interne n’a pas changé, il incommodera toujours l’employé comme le manager. Depuis une vingtaine d’années, de nouvelles formes de management sont en train d’émerger, de se manifester de différentes façons dans différents pays avec leurs particularités culturelles. À chaque fois se retrouvent certains aspects clés: le selfmanagement (autodétermination ou autorité distribuée), la reconnaissance de l’humain en tant qu’être complet (plénitude, égalité intrinsèque ou différenciation rôle-personne) et la raison d’être évolutive de l’organisation. 
 

Distribution du pouvoir 

«Il existe deux sortes d’entreprises; les entreprises «comment» et les entreprises «pourquoi». Dans les premières, on consacre beaucoup de temps à dire aux salariés comment faire leur travail. Une entreprise «pourquoi» remplace la myriade de «comment» par une seule question: pourquoi faites-vous ce que vous faites?», explique Jean- François Zobrist, directeur de FAVI, société française leader mondial dans son domaine (métallurgie). Si la chaîne de commandement est trop longue, des décisions critiques prendront trop de temps et des opportunités seront manquées. En partageant le pouvoir de décision, il est possible de le distribuer là où se trouvent les compétences clés, afin que les personnes les plus indiquées soient libres de décider.
 
La liberté au travail, ce n’est ni la hiérarchie ni l’anarchie, mais une forme de liberté ordonnée, composée de régulation plutôt que de contrôle. «Il est important de comprendre la différence. Les processus de contrôle ont pour objectif de maintenir l’existant tel qu’il est et autorisent peu d’évolutions majeures rapides. Les processus de régulation favorisent au contraire une évolution permanente vers une vision commune dans l’intérêt des membres de l’organisation et dans l’intérêt de l’organisation elle-même», expose Bruno Marion. Cela rend possible par exemple de vérifier si tous les employés ont un langage commun, de définir qui fera quoi et dans quelles limites, ou de créer des espaces pour régler les tensions. Bruno Marion ajoute: «Les processus de contrôle sont parfaitement adaptés pour s’assurer de l’arrivée d’un train à un point donné (les rails bougent assez rarement). Les processus de régulation sont eux mieux adaptés pour s’assurer de l’arrivée du navire à bon port pendant la tempête.»
 
Au sein de ces structures plus libres, une hiérarchie naturelle prend place, basée sur la compétence (créativité, talent, sagesse, expérience). Le contrôle, lui, est remplacé par l’autodiscipline, seul moyen de garder la crédibilité et la confiance accordées par les collègues; lorsqu’un employé doit prendre une décision qui peut avoir des conséquences considérables pour l’entreprise, il informe et consulte tous ceux qui risquent d’être affectés, des leaders et d’autres employés mieux informés pour qu’ils l’aident à prendre la bonne décision. 
 

Plénitude de l’être humain 

Si, en passant la porte d’entrée de l’entreprise, un employé laisse de côté ses émotions, intuition et valeurs personnelles, est-ce qu’il y apporte réellement la totalité de ses compétences? Auparavant, la notion d’intelligence était cantonnée au domaine de la raison, désormais plusieurs formes d’intelligences sont avancées, de huit à deux douzaines: conceptuelle, émotionnelle, sociale, verbale, interpersonnelle, etc. Une palette complète qui nous permet de répondre de façon adaptée à des situations complexes. Reconnaître ces différents aspects de l’humain est aussi important que de reconnaître que nos besoins vitaux sont plus complexes que ceux identifiés dans la théorie de la motivation développée dans les années 1940 par le psychologue Abraham Maslow. Isaac Getz, lors de recherches auprès de leaders d’entreprises «libérées», a identifié trois besoins humains fondamentaux: être auto-dirigé, être traité en égaux, se développer en acquérant des compétences, voire une maîtrise d’un domaine. Pour créer cette sensation d’équivalence, le leader se doit de commencer par écouter les gens au lieu de leur dire comment faire leur travail, puis démanteler les symboles matériels de privilèges (bureaux au sommet, limousines avec chauffeur, places de parc réservées) et autres pratiques qui empêchent les personnes de se sentir intrinsèquement égales. 
 

Raison d’être évolutive 

Dans ces entreprises, la raison d’être de l’organisation est différenciée de celle des personnes, salariés et managers. Tels des parents qui soutiennent l’évolution de leur enfant, le travail consiste alors à permettre à l’entreprise de manifester sa propre raison d’être. Celle-ci évolue selon les événements nés de la rencontre entre son activité et la réalité, permettant à l’entreprise de s’adapter à son environnement. Les plans stratégiques sur 2, 5 ou 10 ans sont remplacés par une grande capacité d’écoute et d’adaptation.
 
Pour Isaac Getz, les salariés ne peuvent s’approprier cette vision qu’en étant libres de prendre leurs propres décisions pour la mener à bien: «Être libre de faire A ou B les oblige à réfléchir aux critères de choix entre les deux options – à réfléchir à la vision de l’entreprise. Ils finissent par savoir pourquoi ils ont fait A plutôt que B, et s’approprient ce «pourquoi». La vision cesse d’être abstraite, ils commencent à se l’approprier affectivement. Cette vision n’a rien de statique; les marchés, les technologies et l’environnement professionnel sont en constante évolution. Les entreprises qui ne se remettent pas en cause et ne renouvellent pas leur vision risquent fort de connaître des coups durs – surtout en des temps difficiles», ajoute-t-il.
 
Le leader communique généreusement pour fournir constamment aux salariés des informations nouvelles sur la vision de l’entreprise et les impliquer dans sa réalisation. Un changement de vision ne peut plus être imposé d’en haut: les salariés sont libres de contester les grands virages stratégiques, lorsqu’il est encore temps de s’engager sur une autre voie. Résultat, une telle entreprise devient beaucoup plus dynamique, productive et en lien avec son environnement. 
 

L’émergence du bonheur au travail? 

«Beaucoup de gens coincés dans les entreprises «comment» n’imaginent même pas qu’on puisse être heureux au travail. Les entreprises libérées, en revanche, sont conçues pour répondre aux besoins universels de leurs salariés, afin qu’ils trouvent l’automotivation nécessaire pour acquérir maîtrise et bonheur», estime Isaac Getz. Comment réaliser une telle transition dans une entreprise? «Les gens ne s’opposent pas au changement; ils s’opposent à ce qu’on les change, a dit Rich Teerlink, PDG retraité d’Harley Davidson. Il est impératif qu’un leader libérateur potentiel s’abstienne entièrement de dire aux autres ce qu’ils doivent faire, parce que tout le monde l’attend au tournant: va-t-il vraiment faire ce qu’il dit? Les leaders libérateurs doivent vivre les valeurs qu’ils cherchent à insuffler à leur entreprise », précise-t-il. Le changement commence donc par le leader lui-même, qui renonce à agir sur l’homme – le contrôler, le motiver ou le «manager » – pour agir sur l’environnement, afin que ce dernier satisfasse les besoins des employés. Le mot de la fin est pour Bruno Marion: «Qui sait combien de temps il faudrait à l’humanité pour se reconstruire si elle s’effondrait aujourd’hui? Émergence ou effondrement, c’est bien la question qui nous est posée et qui fait que l’époque que nous vivons est certainement une des époques les plus passionnantes de l’histoire de l’humanité. Et il y a de bonnes raisons objectives de croire en l’émergence!» 

 

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Julien Gogniat est Praticien et Agent en Holacracy à Fribourg. Passionné par cette méthode, il est aussi le fondateur de la start up Ennoïa. decouvrirlholacracy.wordpress.com et ennoia.ch

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