Vie et mort des RH

Contre les moutons et l’adaptation en management

La psychanalyse plutôt que le comportementalisme. Car ce dernier réduit les personnes à des échanges de flux d’information physico-chimiques, ne laissant qu’une part extrêmement congrue à toute tentative pour penser l’originalité, la créativité, l’indépendance d’esprit et le sens moral de la responsabilité.

Rien ne peut paraître a priori plus antinomique que la psychanalyse et le management. Question d’habitude plus que de raison. Lorsque l’on pense organisation, on renvoie en effet habituellement plutôt qu’aux penseurs de la psychanalyse comme Freud ou Lacan, aux organisateurs du 20e siècle débutant, au premier chef desquels l’ingénieur américain Frederik Taylor. Représentant de ce que l’on qualifie aujourd’hui de One Best Way, autrement dit, l’unique et bonne façon d’organiser, celui-ci s’attachait à ce que chacun, chacune soit à la bonne place et exécute son travail à la lettre de la prescription. C’était une époque positiviste, scientiste même, une époque où il fallait pour ne pas connaître l’opprobre de la non-scientificité tout calculer, tout mesurer et donc, pour ce faire, tout observer. La psychologie comportementale dite béhavioriste est née elle aussi au début du 20e siècle.

Un dénommé John Watson estimait que la psychologie se fourvoyait en s’intéressant à la vie intérieure, aux idées et surtout aux désirs, fantasmes, rêves... Pensez donc! Ces choses ne se mesurent pas et ne méritent donc pas la moindre minute d’un scientifique qui se respecte! C’est ainsi qu’il imagina une psychologie purement scientifique, réduite à la seule observation des comportements en vue de les adapter. Le Behaviorism (de Behavior signifiant comportement) naissait en allié objectif de l’organisation scientifique du travail. Les choses changèrent cependant à l’aune de la crise des années 70 et 80 où l’organisation du travail se modifiait au profit d’une plus grande autonomie demandée aux salarié-e- s, économie de la variété obligeant ou, si l’on préfère, turbulence des contextes d’affaires contraignant. Le «jeu» ou l’«écart» entre le formel et l’informel, autrefois caché par les règles, voilé par la prescription, était enfin mis au jour, pour mieux le gérer certes, mais on en acceptait enfin l’existence.

Le béhaviorisme: un projet normatif d’adaptation des comportements

Nous avons parlé de Watson, mais il faudrait aussi mentionner Burrhus Frederic Skinner qui a eu une influence énorme pour faire entrer le comportementalisme dans tous les ouvrages de management, en l’occurrence de «comportement organisationnel». Les comportementalistes postulent qu’entre les êtres humains et les animaux il n’y a qu’une différence de degré mais pas de nature. Skinner s’est intéressé aux rats dont il a soumis une grande quantité à des expériences sur les réflexes conditionnés dans le style pavlovien. La visée dans le béhaviorisme est l’adaptation, en l’occurrence celle d’un organisme à son environnement qui lui adresse des stimuli. C’est cette version psychologique, assez frustre somme toute (quoiqu’elle ait montré une certaine efficacité en termes d’apprentissage) qui domine dans le management, malgré des tentatives pour en montrer les limites1.

De manière plus générale, le béhaviorisme est paradoxalement une psychologie sans sujet pensant à partir de leur propre singularité, ainsi qu’un projet normatif d’adaptation des comportements à des facteurs environnementaux (il s’agit de trouver le comportement le plus adapté à ces facteurs). Il réduit les personnes à des échanges de flux d’information physico-chimiques, ne laissant qu’une part extrêmement congrue à toute tentative pour penser l’originalité, la créativité, l’indépendance d’esprit, le sens moral de la responsabilité...

La PNL constitue un exemple outrancier par son souci d’instrumentaliser l’autre

Nous soutenons alors que le béhaviorisme fait courir deux catégories de risques dans l’organisation. Le premier est individuel. Le second stratégique. Individuellement d’abord, soumis exclusivement à cette posture, les personnes risquent de ne pas connaître un développement psychologique harmonieux; ainsi, bien des «harceleurs» et «harceleuses» que nous avons croisé-e-s dans les organisations renvoient à des personnalités ambivalentes qui ne cessent tour à tour et constamment d’agresser puis de réparer, à l’image de l’ambivalence du nourrisson dont parlait la psychanalyste Mélanie Klein. Ils/elles n’auraient pas eu l’opportunité ou le bonheur de sortir de cette ambivalence constitutive. De plus, le béhaviorisme en niant l’existence du conflit intrapsychique à pouvoir être vécu, conduit à des positions de déni de tout conflit et ne prédispose donc pas à les affronter. Et puis, toute position adaptatrice dont par exemple la PNL (programmation neuro-linguistique) constitue un exemple outrancier par son souci d’instrumentaliser l’autre, permettant à des ambivalent-e-s (que d’autres nomment pervers-e-s, les qualifiant parfois de narcissiques) d’exercer le minable art de la manipulation. Un management béhavioriste court le risque de devenir pathogène pour les personnes elles-mêmes...

Deuxièmement, le transfert des positions béhavioristes (psychologie sans sujet et projet normatif d’adaptation) nous paraît dangereux pour le management lui-même. L’adaptation qu’elles préconisent ne peut amener que des solutions organisationnelles, marketing, technologiques... mimétiques. En effet, sans une place croissante et reconnue pour la subjectivité, pour des comportements étonnants c’est-à-dire singuliers et plus généralement des décisions très faiblement reliées à un processus rationnel d’adaptation, les personnes soumises aux mêmes conditions de marché, vont, selon les béhavioristes, s’orienter vers les mêmes dé- cisions. Ce faisant, il n’y a plus de place pour les stratégies d’innovations ou de différenciation par exemple. Les rats de Skinner deviennent les moutons en management. Plus grave encore, avec la fin de la subjectivité, ne disparaissent pas que l’innovation et la singularité, mais aussi la responsabilité. Car, l’adaptation skinerrienne n’implique en rien une responsabilité morale dans les décisions. On s’adapte ou on meurt. Même si l’adaptation nous fait dégrader l’environnement, travailler les enfants, harceler les faibles... Même si les facteurs environnementaux pouvaient éventuellement être changés par la coopération, la loi, la bonne volonté...

Faire émerger des subjectivités fortes, autonomes et singulières

Nous défendons alors qu’il faut essayer de faire une place plus importante aux processus et aux conditions d’émergence de subjectivités fortes, autonomes singulières au sein des personnes et que seules ces dernières seront les garantes d’un monde managérial non moutonnier et par conséquent n’ayant pas forcément le même destin que celui des moutons de Panurge. Notre choix est, en particulier, de mobiliser la psychanalyse en tant que science de la subjectivation. Le propos de cette dernière, telle que nous la retenons, est précisément d’étudier comment se construit et se transforme l’existence singulière d’un sujet pris dans le jeu des contraintes extérieures, telles que, par exemple, celles repérées par le béhaviorisme.

Comment être un sujet malgré (ou avec) les pressions moutonnières? Le travail et les références psychanalytiques constituent, selon nous, une base extrêmement sérieuse et scientifique, pour adresser ces questions et pour les transférer au management2. Comment en effet penser l’émancipation du «moi» dans une société ou une organisation lourdement structurante? Comment maintenir les capacités d’innovation, de créativité, de responsabilité dans une entreprise pilotée avant tout par les procédures et les lourdeurs comptables? Les réflexions par exemple développées par Lacan sur le rôle de la résistance du réel (c’est-à-dire ce qui ne peut pas être totalement réglé par des règles écrites ou des Best Practices) dans la construction d’un sujet autonome, sont particulièrement stimulantes et s’opposent complètement aux thèses de l’adaptation...

En conclusion, ce que nous défendons est essentiellement qu’il s’agit de revenir à un management basé sur des sujets pensants, innovants et responsables et que le béhaviorisme n’est vraisemblablement pas du tout «adapté» à ce projet. La psychanalyse qui vise non pas l’adaptation mais l’autonomie ou la liberté du sujet l’est bien davantage. Même si elle n’est pas la seule.

1 Voir notamment: Abraham Zaleznik et Manfred Kets de Vries, Jean-François Chanlat, Eugène Enriquez et Jacqueline Barus-Michel, Nicole Aubert, Florian Sala, Gilles Arnaud et Maryse Dubouloy, Roland Guinchard, Jean-Claude Sardas et Cédric Dalmasso, Achille Grosvernier et Alain Max Guénette.

2 Gilles Arnaud, 2004, Psychanalyse et organisations, Armand Colin, Paris; Emmanuel Castille (dir), 2013, Une autre image de l’organisation, L’Harmattan, Paris.

Fabien de Geuser

Fabien de Geuser est docteur en sciences du management et professeur associé à l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe).

Alain Max Guénette

Alain Max Guénette est professeur en RH, organisation et psycho-sociologie à la HEG Arc de Neuchâtel et Delémont.
 

 

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