Jeune psychologue, ma mission est de promouvoir une manière différente de faire face aux difficultés psychiques suite aux interventions des policiers dans des situations critiques ou dramatiques. Je découvre de l’intérieur le quotidien des policiers. Sentiment exaltant d’être au cœur des choses; gêne d’être propulsé dans l’intimité de vies singulières; griserie de l’intervention d’urgence; sentiment d’être les gardiens de la ville la nuit; solennité face au drame; plaisir des moments de convivialité qui s’en suivent malgré tout, parce que la vie continue... Ces professionnels de la sécurité ont «ça dans la peau».
D’emblée aussi, je suis mise au défi de survivre dans une culture professionnelle riche et forte, dans laquelle n’entre pas qui veut. Les bizutages douteux appartiennent déjà au passé, mais les mises à l’épreuve ne manquent pas. On me confronte à toutes les morts qui se présentent, pour voir si «la psy tient le coup», car en effet, comment pourrait-elle prétendre comprendre, et même aider, si elle s’efface devant la première difficulté? L’humour potache ou rugueux est également au programme. En bref, on veut voir ce que j’ai «dans les tripes», avec une recherche d’authenticité propre à ceux que leur propre sécurité contraint de s’assurer de la fiabilité de leurs collègues.
«On se méfie des théories, on dénigre les écoles et on souffre en silence»
Pour tout bagage dans ce nouvel univers, j’ai alors ma formation en psychologie et en anthropologie culturelle; un goût pour le défi, aussi, et un intérêt et un respect véritable pour ce monde particulier. D’emblée, s’impose un constat paradoxal. D’un côté, la police n’aime pas les mots. On ne croit que ce que l’on voit et on apprend en observant. On se méfie des théories, on dénigre les écoles et on souffre en silence... Mais dans le même temps, «entre nous», on se raconte inlassablement. Des «histoires de guerre» rythment les soirées partagées et témoignent de l’esprit romanesque des policiers. Des histoires glauques aussi, qui semblent chercher leur voie de sortie pour être enfin exorcisées, mais qui reviennent encore et encore. Des histoires drôles enfin, que l’on partage comme un bon repas.
J’écoute, donc, et j’apprends, et finalement j’appartiens moi-même à cette culture. Les frontières du «corps» policier seraient-elles devenues perméables? «Par certains côtés t’es plus flic que certains d’entre nous», me lâche un collègue désabusé. Je le prends comme un compliment; mais comment témoigner dès lors, et retrouver une forme d’objectivité, sinon par le regard extérieur de l’ethnographe. A partir de cette expérience, cet article est une interrogation, à quatre yeux, sur la nature, le rôle et l’importance de la culture organisationnelle. Sur sa durabilité également, et la manière dont on peut stimuler son évolution tout en la gardant vivante. Bien sûr, c’est en même temps une mise en mots, et donc une transgression. J’espère que l’on nous pardonnera.
Un code implicite qui sert de socle à «l’esprit de corps»
En raison de la particularité de la mission de la police, qui la situe à la fois comme dernier recours et comme gardienne de la paix sociale, une partie importante de sa culture organisationnelle concerne le comportement qui est attendu de la part de ses membres. Un code implicite régit les attitudes et détermine le degré d’acceptation de la personne par ses pairs. L’apprentissage de ces règles s’acquière au-travers d’un conditionnement dont l’importance «se sent mais ne se dit pas».
Jamais formulé explicitement, ce code est un héritage de plusieurs générations de praticiens qui s’ancre dans la pratique quotidienne. Il sert de socle à l’«esprit de corps», dans la mesure où il reflète des valeurs et des règles communes. Dans des situations complexes ou difficiles, ces précompréhensions partagées génèrent une confiance mutuelle et permettent de trouver ensemble des solutions pratiques et cohérentes, sans devoir palabrer. Au quotidien, elles contribuent à donner un sens à la mission et peuvent être des moteurs importants de qualité du travail. Or, de manière presque unanime, les policiers se plaignent depuis quelques années de la perte de cette culture. Que s’est-il donc passé?
Nouvelles populations de policiers et nouvelles attentes de la population
En premier lieu, elle repose initialement sur une grande homogénéité du profil de policier. Or depuis quelques années, les femmes sont entrées dans la police, avec des valeurs, des besoins et des modes de réflexion différents. Les «civils», également, ont progressivement conquis des postes influents et questionné les pratiques. Leur expertise spécifique a remplacé la polyvalence du policier et restreint les perspectives d’évolution professionnelle. Parmi les policiers, une nouvelle génération de professionnels revendique d’autres valeurs et sources de motivation. Enfin, la mobilité s’est fortement accrue entre les corps de police. On ne compte plus aujourd’hui les «traîtres» qui partent et les «étrangers» qui arrivent.
En second lieu, les attentes à l’égard de la police ont changé; on attend d’elle qu’elle soit transparente, qu’elle rende compte de ses actes, qu’elle soit efficace sur les problèmes qui dérangent les citoyens. Au grand dam des policiers, la lutte contre la criminalité, qui cimente l’idée qu’ils se font de leur propre mission, semble parfois passer au second plan des commandes politiques et citoyennes.
Après des années de stabilité, la culture policière est donc confrontée à des défis majeurs. Paradoxalement, ce qui faisait sa force, une transmission muette et lente au-travers de l’observation des gestes quotidiens, fait aujourd’hui sa faiblesse. Dans un monde mixte, rapide et saturé de communication, une telle culture semble vulnérable et décalée. Plus encore, elle peut devenir un frein à un changement nécessaire. Si l’on admet qu’elle doit évoluer, et que certaines de ses composantes ne sont plus adaptées au contexte qui l’entoure, se pose alors la question: comment accompagner ce changement de manière à ce que cette culture reste «vivante»?
Les étapes majeures pour initier un changement de culture
Une culture «vivante» est une culture qui oriente l’action, offre des clés de lecture de la réalité de terrain, renforce l’identité commune, sert de liant, et permet d’affronter l’inconnu et le douloureux; mais aussi, qui conserve sa plasticité, à savoir sa capacité à métaboliser l’expérience et à se transformer face à la réalité. Or on constate que les changements de contexte brutaux ou les tentatives de formatage ou de réorganisations
«sauvages» compromettent cet équilibre. La culture policière peut être représentée par un octaèdre dont les sommets sont les manifestations visibles (voir le tableau).