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Organisations apprenantes
De l’étoile à la toile d’araignée
Trouver une organisation en Suisse qui se dit apprenante n’est pas simple. Pourquoi? Walter Baumgartner propose ici une explication et nous raconte comment il a travaillé pendant quinze ans à transformer Holcim en une organisation apprenante, sans jamais utiliser officiellement cette expression.
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«L’expression ‹organisations apprenantes› fait peur.» Walter Baumgartner Photo: Tous droits réservés
Le monde du ciment et de la formation, il le connaît par cœur. Walter Baumgartner est à la retraite depuis cinq ans. Il a travaillé trente ans chez Holcim dont quinze en tant que directeur Corporate Training and Learning. Ce qu’il a construit a survécu malgré les crises et les rachats. «Quand j’ai su que vous alliez m’appeler, j’ai refait le point sur ce que nous avons mis en place. Ma conclusion est que c’est toujours en vie et que ça marche. Si ça tient toujours dans une entreprise pragmatique et terrienne (down to earth) comme Holcim, c’est que ça peut fonctionner ailleurs.»
Walter Baumgartner m’accorde une heure de son temps alors qu’il est en vacances en Suède. J’amorce l’interview.
Ce n’est pas facile de trouver en Suisse une entreprise qui se dise apprenante. Cela vous étonne?
Walter Baumgartner: Non, pas vraiment. L’expression «organisations apprenantes» n’est pas séduisante pour un simple employé. C’est même un mot qui fait peur. Dans les années 90, il était à la mode et nous l’utilisions fréquemment. Cependant, avec le temps, nous avons sciemment choisi de ne pas l’utiliser et avons opté pour la stratégie du cheval de Troie. Nous avons vendu de nouveaux principes d’apprentissage sous le couvert de termes pragmatiques comme «gestion de projet», «résolution de problèmes».
Comment toute cette histoire a-t-elle commencé?
En 1995, j’ai repris le poste de directeur Corporate Training and Learning. A l’époque, nous offrions de nombreuses formations classiques chez Holcim. Nous nous concentrions sur l’évolution de l’expertise et du savoir. Nous avions cependant compris que, pour garantir le succès futur de l’entreprise, nous devions ajouter une autre composante: l’évolution des comportements comme la communication, le travail d’équipe. Notre actionnaire principal et CEO de l’époque, Thomas Schmidheiny, nous soutenait pleinement. Je vous donne un exemple. Nous avons à peu près 150 fabriques de ciment réparties dans 70 pays. Il y avait des fabriques qui fonctionnaient bien, d’autres qui étaient moins performantes. A votre avis, quelle était l’origine de cette différence de performance? Les matériaux qu’elles utilisaient? Les procédés techniques? Nos enquêtes ont montré que c’étaient les hommes et pas la technique qui faisaient la différence. C’est par exemple la motivation des employés, la qualité du management.
Qu’avez-vous entrepris pour permettre cette évolution des comportements?
Je vous donne un exemple de projet qui colle bien avec le concept d’organisation apprenante. Un jour, notre CEO est revenu d’un voyage à l’étranger. Il était soucieux: «J’ai vu trois entreprises et toutes les trois faisaient la même erreur. Ce n’est pas acceptable.» Nous avons ainsi développé une nouvelle approche de gestion de projet dont un des piliers était le partage de connaissances. Au début d’un projet, les employés étaient obligés de vérifier si des initiatives similaires avaient déjà été mises en place et des apprentissages consécutifs (lessons learned). Dans un deuxième temps, nous avons développé un système complet de knowledge management que nous avons appelé «iShare». C’était une sorte de Google qui permettait un accès simple à tout ce savoir-faire Holcim.
C’est une initiative assez courante, non? En quoi était-elle nouvelle?
Notre secret fut la manière dont nous avons motivé les gens à le faire. Nous avions tout d’abord le soutien absolu du top management. Nous avons ensuite pu convaincre les managers locaux. Nous leur avons tout d’abord indiqué les bénéfices du système sur la base d’exemples concrets. Nous avons ensuite mis en place un programme de récompense et de reconnaissance qui collait avec la culture locale. Par exemple, aux Philippines, un don était fait à une organisation caritative locale pour toute contribution ou utilisation d’«iShare».
Et quel a été l’impact?
On est passé d’un système centralisé, où des experts suisses allaient dans les entités locales pour recueillir le savoir et le centralisaient en Suisse, à un système décentralisé. C’est comme passer d’un système d’apprentissage en étoile à un système en toile d’araignée.
Et les pratiques ont évolué?
Oui. Je vous donne un exemple. Nous avions une personne au Vietnam qui devait construire une station de lavage pour les camions. La personne a «googlé» «station de lavage». Elle nous a rapporté plus tard «J’ai pu réutiliser ce que j’ai trouvé dans la banque de données. Cela m’a permis d’épargner neuf semaines de travail.»
Et avez-vous enrichi ce système «iShare» en permettant par exemple des rencontres, tout comme le préconisent des organisations comme Sol?
Notre premier pas avait été le partage de la connaissance écrite. Cependant, nous voulions aussi permettre le partage du savoir faire (know-how) en créant des communautés de pratique. C’est comme apprendre à conduire une voiture avec quelqu’un derrière vous pour vous épauler. Nous avons ainsi mis en place «iShare networks». C’étaient des pages de discussion en ligne (shared rooms). Il y avait toujours une personne de notre équipe en Suisse qui suivait les discussions, les animait. Sans animation cela ne peut pas fonctionner. On risquerait par exemple qu’une personne pose une question et ne reçoive pas de réponse. Ce qui était incroyable, c’est que vous receviez toujours des réponses de personnes que vous ne connaissiez pas du tout.
Pourriez-vous donner un exemple concret?
Nous avions une grande communauté de pratique autour du thème de la valeur calorifique (Heizwert). Vous savez, quand vous préparez du ciment, vous avez besoin de beaucoup de carburant, mais c’est cher. Nous nous sommes dit: «Essayons de trouver des matériaux alternatifs qui ont une grande valeur calorifique, comme par exemple des pneus en caoutchouc.» C’est techniquement compliqué de mettre en place une procédure pour déterminer cette valeur calorifique. Un gars en république slovaque avait exactement ce problème. Il a posé la question sur «iShare network». En une semaine, il avait six réponses. Parmi les six personnes qui ont répondu, il n’en connaissait qu’une.
Et si c’était à refaire?
Si vous développez de nouveaux outils pour l’apprentissage, faites-le avec des personnes du «front», des personnes qui ont la connaissance opérationnelle. C’est elles qui vont vous dire ce dont elles ont vraiment besoin. Une autre chose, comme je vous l’ai déjà dit: les organisations apprenantes, c’est un terme fascinant, mais il faut venir avec des termes plus pragmatiques.
Et pour la communauté RH. Quel conseil donneriez-vous?
Mettre en place ce type d’initiative, c’est un travail de longue haleine. Ce qui est clé, c’est de connaître les gens, et le métier. J’ai travaillé trente ans chez Holcim. J’ai beaucoup voyagé, rencontré énormément de monde. Les gens me connaissaient et me faisaient confiance. Il faudrait avoir dans les ressources humaines des gens qui connaissent la ligne, le métier, le business, et qui ont la confiance de la ligne. Si je ne me trompe pas, chez Nestlé et Shell, ils utilisaient ce moyen de promotion. Ils engageaient pour quelques années des personnes de la ligne comme responsables de formation. Je pense que c’est très bénéfique de mélanger ces types de compétences.
Walter Baumgartner
Il obtient un doctorat en géologie à l’Université de Vienne en 1974. Il travaille ensuite une dizaine d’années dans diverses entreprises de conseil spécialisées dans les matières premières. Il rejoint Holcim en 1983 en tant qu’adjoint du directeur de la divi sion Materials Technology. Il est nommé en 1995 directeur Corporate Training and Learning. En 2011, il est Senior Vice President et prend alors sa retraite.
Holcim est leader mondial sur le marché des matériaux de construction et particulièrement du ciment. L’entreprise existe depuis plus de 100 ans, emploie 68 000 personnes dans 70 pays, et totalise un chiffre d’affaires de 19,1 milliards de francs suisses.