Equilibrer l’individuel et le collectif pour résoudre le dilemme de l’engagement
Qu’est-ce qui pousse les collaborateurs à s’engager pour leur organisation? Alors que l’engagement est un geste gratuit qui semble procéder d’une nécessité intérieure plutôt que d’un choix, quelques réalisations assez simples permettraient de répondre à ce besoin existentiel. A éviter: le règne exclusif des bureaux en «open space» et des formations collectives.
Sir Ernest Shackleton en 1908, lors de l'expédition Nimrod en Antarctique
En 1913, Sir Ernest Shackleton vient d'échouer face à Roald Amundsen pour la conquête du pôle Sud. Il prépare une seconde expédition avec l'objectif encore plus ambitieux de traverser le continent antarctique et publie dans la presse cette offre d'emploi: «On recherche des hommes pour un voyage périlleux. Faible salaire, froid mordant. Longs mois d'obscurité complète, danger constant, retour aléatoire. Honneur et considération en cas de succès.» Bilan: 5000 réponses. Il y avait pourtant bien plus à perdre qu'à gagner. 5000 fous? Non, les postulants, comme Shackleton lui-même, incarnent simplement l'engagement. S'engager, c'est accepter le risque de perdre avant de chercher à gagner. Pourquoi s'engager? Pour soi-même avant tout. L'engagement est un geste gratuit qui semble procéder d'une nécessité intérieure plutôt que d'un choix. Les nombreux témoignages de créateurs à ce sujet évoquent l'esprit du jeu, le fait de donner du sens à l'existence, d'affirmer sa singularité, et de rester debout. «Souvent détruit, jamais défait», disait Hemingway. Dans le monde de l'informatique, les hackers incarnent autant l'engagement que ses bénéfices: ils «bidouillent pour le plaisir, pour la beauté du geste, ou parce qu'ils perçoivent la programmation comme un art [...] ils sont à l'origine d'une bonne partie des innovations qui ont permis le développement de l'informatique et d'Internet»1. Si leur démarche est individuelle au départ, ils sont nombreux ensuite à fonder ou à rejoindre des entreprises performantes. Preuve que l'engagement peut se conjuguer au pluriel.
L'«open space» étouffe l'engagement car il empêche le travail individuel
Dilemme: comment inciter des collaborateurs à s'engager pour l'entreprise sachant qu'ils s'engagent avant tout pour eux-mêmes? Sans doute en cherchant moins l'engagement à l'égard de l'entreprise et en cultivant plus l'engagement des collaborateurs à leur égard par des mesures qui prennent mieux en compte leurs singularités individuelles. Illustration avec deux pratiques d'entreprises répandues. Le fameux «open space» produit souvent l'inverse de l'espéré2: une fermeture des espaces intérieurs chez des collaborateurs réduits à partager en permanence leur espace vital avec un groupe. L'espace ouvert sans autre alternative qu'un autre espace ouvert étouffe l'engagement car il empêche un va-et-vient salutaire entre le travail individuel, qui est un acte intime, et le partage collectif. Offrir aux collaborateurs la possibilité d'alterner entre l'isolement (au sens d'isolation) et le social est une voie plus fertile.
Le cas des formations en entreprise est aussi instructif. Pour la plupart collectives, elles semblent souvent peu productives. Par contre, ces formations sont plus faciles à organiser et elles permettent un meilleur contrôle des processus et des personnes. Pourtant, offrir uniquement des formations collectives, en particulier à des «travailleurs de la connaissance» par définition singuliers, est une incohérence. Les prescripteurs auraient avantage à combiner formation collective et suivi individuel pour permettre aux participants de consolider leur apprentissage en le déclinant dans leurs contextes spécifiques. Par ailleurs, envisager une formation non seulement comme un moment d'apprentissage, mais aussi comme un moyen de produire des propositions et des images de la situation à l'attention des dirigeants, constitue une précieuse opportunité de renforcer la communication, les liens et les stratégies à travers un dialogue créatif. Ces modes de formation plus subtils sont plus motivants car ils intègrent la singularité du collaborateur pour lui permettre de mieux progresser. Mais ils sont plus exigeants et donc plus risqués. Assumer cette exigence et ces risques demande un engagement de la part des responsables. Une façon supplémentaire de susciter l'engagement des collaborateurs, car l'engagement est contagieux.
Rechercher un meilleur équilibre entre l'individuel et le collectif
Résoudre le dilemme de l'engagement dans l'entreprise implique la recherche d'un meilleur équilibre entre l'individuel et le collectif. Si les exemples mentionnés ne font certainement pas le tour du sujet, ils suggèrent deux pistes de réflexion. Comment associer cloisonnement et open space pour respecter à la fois l'individu et les exigences collectives? Dans le même esprit, comment innover dans les modalités d'organisation et pas seulement dans les contenus des formations? En luttant contre les exigences de rendements quantitatifs, de prestige ou d'imitation qui mènent à la fabrication d'espaces et «d'entertrainment» aussi spectaculaires que le Titanic, plus proches de la consommation de masse que de la réponse à des besoins spécifiques. Or, si la notion de profondeur est bien au centre de l'engagement, elle rime avec élévation, pas avec naufrage.
1 «Les bidouilleurs de la société de l’information», Jean-Marc Manach, Manière de voir – Le monde diplomatique n° 109: «Internet – révolution culturelle», février-mars 2010
2 «L’open space m’a tuer», Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, Hachette 2008