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Débat
Et si on se tutoyait?
Lorsque des employés tutoient leurs supérieurs, cela contribue à une culture d’entreprise respectueuse. C’est ce que pense Eliane Toller. Sonja A. Buholzer est d’un tout autre avis. Elle craint que les employés glissent dans le copinage et qu’une dictature du «tu» ne fasse émerger des problèmes de conduite.
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Pour : Eliane Toller
Je ne parviens plus à me rappeler quand on m’a vouvoyée pour la dernière fois dans une entreprise où j’ai travaillé. Ce fait en lui-même indique que la culture du «vous» s’est démodée et n’est plus encore vécue que dans très peu d’entreprises.
On se vouvoyait en entreprise à l’époque où l’on utilisait des styles de conduite autoritaires pour construire le respect, mettre des limites, définir des hiérarchies et des structures claires. La culture du «vous» était probablement appropriée lorsque les employés devaient exécuter des ordres, ne disposaient pas vraiment de marge de manœuvre créative et que leur avis avait peu d’importance.
C’était aussi l’époque où les gens étaient considérés comme interchangeables, et où les employés étaient contents lorsqu’ils avaient un emploi et un revenu régulier. Mais les temps ont changé. Le marché du travail a évolué ainsi que l’estime que les employés ont d’eux-mêmes.
Depuis que les entreprises ont reconnu que le capital humain était leur plus grande ressource, ils ne peuvent plus se permettre de garder leurs distances par rapport à leurs employés et de régner grâce au dictat glacial du vouvoiement.
On lit et entend qu’il est plus simple de vouvoyer dans des situations de travail délicates comme des licenciements ou des discussions de fin d’année. Grâce au «vous», les supérieurs peuvent se protéger et garder leurs distances, comme si la décision était celle de l’entreprise et non la leur.
Est-ce vraiment désirable pour des dirigeants de construire un mur, des frotières, et de mettre une distance par rapport à leurs employés? Est-ce vraiment cela que nous voulons? Les cadres ont-ils si peu d’assurance? Ne sont-ils pas assez forts pour être sur un pied d’égalité avec leurs employés, les tutoyer tout en prenant des décisions impopulaires? Si nous prenons en compte dès aujourd’hui la génération Y tant dépeinte et critiquée, il est clair que l’on doit miser sur la coopération et le partenariat. Pour cela, le tutoiement est un prérequis. Quand je permets à un employé de tutoyer, je montre de l’estime et je crée dès le départ une relation de confiance. C’est ainsi qu’une fidélité à l’entreprise se développe rapidement et durablement.
Si des mots comme «Work-Life-Balance» ou «Réalisation de soi» sont clés pour les générations en devenir, alors la culture du «vous» n’est plus adéquate, elle est désuète.
Reconnaissons que les «nouveaux» employés recherchent un environnement professionnel valorisant, où ils peuvent se développer et s’épanouir tout comme dans leurs familles ou avec leurs amis. Et réjouissons-nous de les accueillir en pouvant leur dire: «Bienvenue dans notre entreprise. Nous sommes heureux de te savoir parmi nous.»
Contre : Dr Sonja A. Buholzer
Dans les entreprises internationales où l’anglais est la langue dominante, le «tu» est parfaitement acceptable et se réfère au «tu» anglais et au prénom. Dans ce contexte, David reste David, et toute interaction avec lui est empreinte d’une distance naturelle, indiquée par la langue. C’est bien différent de ce que l’on peut retrouver dans une PME suisse, qui fonctionne dans un cadre helvétique classique: hiérarchique, souvent patronale, et complètement traditionnelle. Introniser le «tu» dans une entreprise de ce type comme instrument moderne, symbole d’une nouvelle vision, semble artificiel. Implanter un concept artificiel dans une culture d’entreprise existante, qui s’est construite avec le temps, n’est pas approprié. Le «tu» dérange comme un corps étranger. Il dérange surtout dans la culture germanophone, qui n’a pas les mêmes connotations que la culture anglaise. Complication supplémentaire: il faut de l’autorité naturelle pour pouvoir gérer un «tu» forcé. De plus, très peu de germanophones maîtrisent ce faux réflexe d’utiliser le «tu» avec leur supérieur, dérive vers le copinage. Celui qui introduit par la force le tutoiement dans une culture hiérarchique doit avoir une autorité et un leadership plus forts que la moyenne. Il doit diriger avec empathie tout en sachant à quel moment il doit tirer ou relâcher les rênes.
Toutefois, voici une consolation: la culture du «tu» n’est pas garante d’une culture partenariale. En effet, elle n’assure ni une proximité sincère, ni la qualité d’une collaboration. Dès que nous utilisons spontanément le tutoiement, la proximité aux autres se fait ressentir. La grande différence avec la dictature du «tu»: on se base sur ce qui est naturel et sur une relation proche et existante aux gens. Cela doit toujours se passer selon le principe du volontariat. Si l’on prend un point de vue féminin, d’autres problèmes émergent, liés à la culture du «tu» imposée. L’autorité féminine, dans une entreprise traditionnelle hiérarchisée germanophone, est digne d’une prouesse acrobatique, que seules très peu sont capables de gérer.
Si la cheffe se rend accessible à travers le tutoiement, les hommes ont immédiatement tendance à vouloir trop se rapprocher et se comporter comme des copains. Les Suisses ont de toute façon des difficultés à se confronter à des supérieures féminines. Si l’on ajoute encore la difficulté du «tu», l’art de garder naturellement la bonne distance est dans la plupart des cas en péril. La femme leader se retrouve dans une situation bien inconfortable. Ce n’est probablement pas le «tu» qui va permettre à une culture d’être solide, à la communication d’être efficace, au climat de travail d’être innovant et à l’engagement d’être fort. Le succès est la somme de choix durables. Ces derniers peuvent être compromis par une politique linguistique imprudente du tu. Less is more. Il vaut mieux peu de décisions, mais des décisions adaptées à un contexte précis. Cela peut être plus courageux que de suivre aveuglément l’élan d’une soi-disant langue moderne, sans pouvoir par après faire marche arrière.