Les pratiques de gestion des ressources humaines sont parfois contradictoires. D’un côté, le collectif est présenté et loué par les organisations comme un facteur indispensable au succès de l’entreprise, le postulat de base étant que la performance de toute l’équipe est supérieure à la somme des performances individuelles («ensemble, nous sommes forts!»). De l’autre côté, la performance continue majoritairement d’être évaluée et ré compensée sur une base individuelle.
Dans un monde interconnecté, où les procès sus de travail sont de plus en plus complexes et interdépendants, nous pensons pour notre part que les systèmes favorisant la collaboration s’avèrent être nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. Notamment, la gestion de la performance au niveau collectif permet un meilleur échange d’informations entre les personnes, ce qui représente un avantage stratégique dans une économie du savoir comme la nôtre.
Partage des connaissances, entraide, cohésion et engagement
Forts de ces constats, nous avons réalisé une recherche, financée par la Haute Ecole Spécialisée de Suisse occidentale (HESSO), entre 2012–2014, qui avait pour but de comprendre comment les aspects individuels et collectifs pouvaient être pris en considération dans l’évaluation des performances et de définir les outils RH à utiliser dans ce cadre. Cette recherche a mis en exergue les nombreux avantages de la gestion de la performance collective: partage des compétences, entraide, cohésion, engagement au travail (voir aussi l’article paru dans la revue Gestion en décembre 2016). Dans un monde professionnel exigeant réactivité et circulation rapide de l’information, ces avantages sont importants. Sa mise en œuvre est cependant conditionnée à la garantie d’une répartition équitable des tâches par le ma nager et que ce dernier soit précis sur les attentes professionnelles (missions et objectifs).
Le cas d’un EMS genevois: «Les Résidences Notre-Dame»
Fidèles à notre mission de Haute Ecole Spécialisée, nous avons cherché à transférer nos connaissances nouvelles et développer cette pratique RH innovante. Ce sont les établissements médico sociaux «Les Résidences NotreDame» à Genève qui ont répondu à notre appel lancé lors de la conférence au Salon RH à fin 2013.
Notre collaboration s’amorce en 2014: l’EMS avait à ce moment-là 175 collaborateurs répartis en deux sites pouvant accueillir jusqu’à 131 pensionnaires. Dès avril 2017, soixante lits supplémentaires sur un troisième site augmentent leur capacité d’accueil. Il nous a été confié la mission de développer et de mettre en œuvre un système de gestion des performances individuelles et collectives (vu qu’ils ne disposaient d’aucun système jusque-là). Ce système de gestion de la performance doit s’inscrire dans le sens des missions de l’institution et dans un processus d’amélioration continue des prestations.
Le dispositif imaginé pour évaluer le collectif et l’individuel
La première question qui se posait était de savoir comment faire cohabiter les deux systèmes, à sa voir l’évaluation de la performance individuelle et de la performance collective. La réalisation de la mission dépendant largement de la qualité du travail collectif, la direction et les cadres de l’EMS ont décidé de prendre comme colonne vertébrale du système l’aspect collectif.
L’évaluation de la performance collective est réalisée en principe une fois par an et est composée de deux principales étapes:
- une séance d’autoévaluation des équipes, animée par un porte-parole (issu de l’équipe et formé pour ce rôle);
- une séance d’appréciation de la performance collective, conduite par le responsable d’équipe.
Le système de l’évaluation collective est composé:
- du bilan de la période écoulée: évaluation de la réalisation des missions de l’équipe, des compétences organisationnelles et «métier», ainsi que des objectifs collectifs, de la satisfaction de l’équipe sur sa propre dynamique (entraide, collaboration, circulation des informations, feed backs, etc.), de la satisfaction de l’équipe sur l’encadrement (clarté des missions et des objectifs, communication, feedbacks réguliers,reconnaissance, etc.);
- de l’évaluation des besoins en développement de l’équipe (formation, accompagnement sur la place de travail);
- de la détermination des compétences «métier» et des objectifs pour la période à venir.
Dès lors, comment gérer l’évaluation individuelle? Partant de l’idée qu’un bon management est un management qui donne des feedbacks constructifs, fréquemment et régulièrement, sans attendre un entretien annuel d’appréciation, et compte tenu de la charge supplémentaire de travail due à l’ouverture d’un 3e site de l’EMS en 2017, nous avons proposé un système d’évaluation simple et flexible.
Ainsi, le système de feedback individuel est composé:
- de feedbacks réguliers sur le travail et les compétences attendues donnés tout au long de l’an née, de manière informelle.
- chaque fois que se produisent des faits significatifs, positifs ou problématiques, un entretien formel est réalisé dans lequel un formulaire (léger) «feedback individuel» est rempli.
Identifier les besoins, définir les référentiels
Au vu des enjeux importants pour les équipes, un soin tout particulier a été apporté au développe ment du nouveau dispositif, et la réflexion y a été menée avec la participation de la direction et des cadres. Entre janvier 2015 et décembre 2016, nous avons commencé par identifier les besoins spécifiques de l’organisation, puis avons successivement élaboré la politique de gestion de la performance (choix et définition des valeurs organisationnelles, choix et définition des compétences organisationnelles), défini les référentiels métier (missions et compétences métier), puis la procédure de gestion de la performance et des outils (formulaire d’appréciation de la performance collective, formulaire de feedback individuel, principes de management, charte de communication).
La phase de mise en œuvre a commencé en août 2016 par des séances d’information au personnel, suivies de la formation (cadres et collaborateurs). Ensuite, les porte-paroles ont été élus et formés. Les séances d’auto-évaluation des équipes et les séances d’évaluation de la performance collective des équipes à proprement parler ont commencé en janvier 2017 (avec une présence et un accompagnement par la HEIGVD lors de toutes les séances).
La mise en œuvre du système de gestion de la performance a été évaluée avec les cadres, les porte-paroles et le personnel à partir de mars 2017, en parallèle du suivi des propositions d’amélioration exprimées lors des séances d’évaluation de la performance collective.
263 propositions d’améliorations et risque de frustrations
Les échanges lors des séances d’autoévaluation et d’évaluation ont été nombreux et fructueux permettant aux équipes de se focaliser sur leur cœur de métier. Le fait d’avoir commencé par redéfinir les valeurs et les compétences organisationnelles ainsi que les missions et les compétences métier a permis aux équipes de se recentrer sur leur raison d’être et sur des propositions pour améliorer la qualité de leurs prestations.
Beaucoup de propositions d’améliorations furent énoncées (263!), portant tout autant sur des questions techniques qu’organisationnelles. Cadres comme collaborateurs ont exprimé un vif enthousiasme pour cette approche collective de gestion des prestations de travail. Outre le fait qu’elle soit bien comprise, elle a un sens pour eux.
La prise en considération de leur point de vue professionnel et la confiance qui leur a été accordée à travers cette démarche a contribué à valoriser le personnel. Les échanges provoqués ont créé une dynamique positive pour l’équipe et bénéfique pour les résidents et leur bienêtre. Les interactions avec la hiérarchie ont été bien vécues car les collaborateurs se sont sentis libres de s’exprimer, sans jugement. Les cadres, de leur côté, se sont sentis engagés dans un processus d’amélioration continue autant de leur management que de la qualité des prestations de leur équipe. Enfin, la concrétisation rapide de certaines de leurs suggestions d’amélioration du travail a été fortement appréciée.
Il s’agit de relever qu’une telle démarche crée beaucoup d’attentes chez les collaborateurs. Les cadres se sont trouvés parfois en difficulté pour arriver à répondre dans des délais opportuns à cette masse de propositions (du fait, en particulier de l’ouverture concomitante du 3e site à par tir d’avril 2017), ce qui a provoqué quelques frustrations.
Par ailleurs, l’introduction du système de feedback individuel suscite encore quelques interrogations de la part du personnel: comment ce feedback est-il réalisé? A quel rythme? Sur la base de quels critères? Qu’est-ce qui garantit l’équité?
Premiers impacts sur l’organisation et les équipes
Les impacts de cette démarche sont déjà visibles à plusieurs niveaux:
- la communication au sein des équipes et entre elles s’est améliorée, favorisant une meilleure gestion des missions et des problèmes, même si les nouvelles pratiques de feedback et de libération de la parole nécessitent un certain temps d’apprentissage;
- la communication ascendante, des collaborateurs aux cadres, a été favorisée;
- des propositions d’améliorations ont déjà été mises en œuvre;
- des réflexions sur la nature du travail et la collaboration interdisciplinaire se sont renforcées;
- la cohésion au sein des équipes s’est développée (par exemple, certaines équipes ont commencé à prendre le café ensemble);
- des besoins en formation ont été énoncés, aux quels l’organisation est en train de répondre.
Les conditions de succès et les conclusions
Une telle démarche est exigeante. Les conditions de succès sont donc importantes. Le soutien actif de la direction est bien entendu déterminant. Les cadres doivent pleinement s’approprier la dé marche participative nécessitant de la confiance, de la délégation et de la disponibilité. Le personnel doit être bien informé et formé à ce nouveau système. L’intégration de la gestion de la performance dans une logique d’ensemble cohérente est essentielle (valeurs et compétences organisationnelles, charte de communication, etc.). Les propositions émergeant des séances d’évaluation doivent être suivies d’effet. Dans ces conditions, il est difficile ainsi d’envisager un tel aggiornamento organisationnel et communicationnel sans un accompagnement au changement.
Cette nouvelle approche de la gestion de la performance s’inscrit bien dans l’évolution souhaitée par beaucoup d’organisations consistant à disposer d’un processus de gestion:
- plus proche des réalités professionnelles;
- se basant sur les compétences des collaborateurs;
- et donc favorisant la motivation et la performance.
Dans ce sens, on peut relever la convergence entre cette approche et le développement des organisations collaboratives.
En conclusion, la gestion de la performance collective est porteuse de sens: elle permet, par une démarche mobilisatrice et motivante, de concentrer les énergies des cadres et du personnel sur la raison d’être de l’organisation et sur les moyens de mieux l’accomplir. C’est une dé marche exigeante qui pousse toute l’organisation à un fonctionnement cohérent, ce qui n’est jamais simple.