Débat

Faut-il payer les salaires en euros?

Stefan Studer, directeur de l’Association des employés suisses, craint que le paiement des salaires en euros ne creuse un fossé entre les salariés indigènes, payés en francs suisses, et les frontaliers, rétribués en euros. Barbara Gutzwiller, directrice du Centre patronal de Bâle, estime que cette solution est une des stratégies permettant d’optimiser le coût du travail.

Pour: Barbara Gutzwiller

Le franc fort menace à nouveau les bénéfices de nos entreprises, particulièrement dans l’industrie exportatrice. Afin de rester concurrentiels malgré ce taux de change défavorable, de nombreux chefs d’entreprise cherchent des solutions pour réduire le coût du travail.
Les variations importantes du coût de la vie dans les régions frontalières, notamment à Bâle et à Genève, ont remis sur le tapis l’idée de payer une partie des salaires en euros. L’article 323b, paragraphe 1 du CO dit ceci: «Sauf accord ou usage contraire, le salaire en numéraire est payé pendant les heures de travail en monnaie ayant cours légal. (...)» L’usage est donc
de payer les salaires en francs suisses.
Cette pratique n’exclut cependant pas la possibilité de signer un accord prévoyant d’autres modalités. Ce serait très facile d’ajouter un avenant au
contrat de travail précisant que le salaire sera payé dans une autre monnaie que le franc suisse. En particuliers pour des travailleurs transfrontaliers ou pour des expatriés qui auraient de longues missions à l’étranger. Cette modalité serait même considérée comme opportune, voire même nécessaire aux deux parties.
Et si l’employeur souhaite modifier ce point dans les contrats de travail déjà en vigueur, il aura besoin de l’accord écrit de ses employés. Une fois que les deux parties se seront mis d’accords sur la devise et sur la date d’entrée en vigueur de cette modification, cette nouvelle modalité pourra être activée à tout moment. Si l’employé refuse la proposition, l’employeur devra recourir au congé-modification.
En cas de congé-modification, il faudra aussi tenir compte des obligations liées à un licenciement collectif et prévoir un plan social. Dans tous les cas, le risque économique ne devra pas être transféré aux employés. Le paiement des salaires dans une autre monnaie, avec l’incertitude du taux de change, peut être considéré comme un risque économique. Un accord qui prévoit le paiement des salaires en euro doit donc être conclu pour une longue durée. Il faudra aussi veiller à ce que les assurances sociales soient versées en francs suisses.
En résumé, on peut considérer que le paiement des salaires en euros est une manière parmi d’autres – allongement du temps de travail, baisse des salaires – de réduire les coûts du travail et ainsi de contribuer à maintenir
les entreprises suisses concurrentielles. Il faudra cependant bien veiller à respecter le cadre juridique du processus afin de ne pas créer des difficultés inutiles. Se faire accompagner par un spécialiste en droit du travail est conseillé.
 

Contre: Stefan Studer

Payer les salaires suisses en euros est non seulement contraire au droit mais aussi contraire à certains principes généraux. Je ne conteste pas le fait que l’abandon du taux plancher par la Banque nationale ait causé du tort à l’industrie exportatrice et au secteur touristique. Je ne conteste pas non plus que de nombreuses entreprises cherchent des solutions pour éviter les licenciements. Mais payer les salaires en euros n’est pas la voie à suivre. Certes, il n’existe encore aucun arrêt du Tribunal fédéral qui interdit aux entreprises de recourir à cette modalité de paiement. Mais en 2011, un tribunal de Bâle-Campagne a jugé que le fait de payer les travailleurs frontaliers en euros était une pratique discriminante. Cette pratique est aussi contraire à la libre circulation des personnes, qui figure parmi les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne.
Mais là n’est pas le plus grave. Payer les salaires en euros est contraire au droit suisse parce que cette pratique fait porter le risque du taux de change aux travailleurs. Ces incompatibilités juridiques ne sont les seules raisons de notre refus. Nous estimons que le paiement des salaires dans des devises différentes va enfoncer un coin entre les travailleurs indigènes et les travailleurs frontaliers. Le principe «salaire égal à travail égal» ne serait plus respecté. La pression sur les salaires augmenterait et le dumping salarial aussi. Ce n’est pas un hasard si l’association faîtière Swissmen met en garde ses membres contre les risques juridiques de cette pratique. Avec la pénurie de main d’œuvre que nous connaissons, raboter les salaires des talents recrutés à l’étranger n’est pas une bonne idée. «Pour faire face à la crise», a dit récemment le président de Swissmen Hans Hess «les entreprises suisses ont besoin de compétences pointues afin de rester innovantes et efficaces tout en ajustant certaines procédures à ces nouvelles réalités». En tant que directeur de l’Association des employés suisses, je n’ai pas l’intention d’utiliser l’argument de la lutte des classes. Mais quand le représentant des employeurs est du même avis que nous, nous ne pouvons pas croiser les bras quand certaines entreprises essaient de limiter les dégâts en payant les salaires en euros. Il faut rappeler aussi qu’il existe un article de crise dans la Convention collective de travail, cet article permet aux entreprises de rallonger ou de diminuer le temps de travail. Il existe donc déjà des dispositifs pour lutter contre les effets négatifs du franc fort. Je ne cache pas non plus que je regrette la décision de la BNS car elle risque de plonger l’économie suisse dans la récession. Ce qui est certain en revanche, c’est que nous allons tout faire pour éviter ce scénario. Mais payer les salaires en euro est clairement un fourvoiement.
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Barbara Gutzwiller est la directrice du Centre patronal du canton de Bâle. Cette association compte 2300 entreprises membre ainsi qu’une vingtaine d’associations professionnelles régionales.

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Stefan Studer est le directeur de l’Association suisse des employés. Cette association chapeaute près de 70 associations de travailleurs, ce qui représente près de 20000 membres.

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