Les baby-boomers auraient de la peine à se remettre en question. Etes-vous d’accord avec cette critique?
Oui, dans la mesure où ils n’ont pas conscience de certains mécanismes, de certains outils ou possibilités. Si on ne sait pas qu’on peut traverser la stratosphère, on ne pensera jamais à aller sur la lune. En ouvrant le patrimoine technologique, on ouvre les croyances. Quand on leur explique que le système d’exploitation Android, utilisé par Google, est constitué à 99, 9 pour cent par des technologies qu’ils peuvent réutiliser, cela change leur perspective.
Du côté de la génération Y, ils ont parfois de la peine à intégrer la logique hiérarchique. Et ils ont des difficultés à durer en entreprise…
C’est vrai, mais il y a une raison à cela. Il faut la chercher dans le contexte psychologique de cette génération. La meilleure façon de fidéliser un jeune Y, c’est de lui donner de la liberté. Moi-même, à la fin de mes études, on m’a proposé un poste de directeur commercial avec un énorme salaire. J’avais 21 ans et j’ai refusé. Parce qu’on m’enlevait mon autonomie. Pour notre génération, le centre de richesse n’est pas l’argent. Rendez- vous compte: à 14 ans j’ai eu accès à Internet non-filtré. J’ai pris conscience de ce qu’était le monde, j’ai vu et compris des choses dont mes parents n’avaient pas conscience. Avec mes amis, c’est à ce moment-là que nous avons réalisé que l’argent n’apporte pas le bonheur. Le bonheur vient de la liberté, de l’expression libre, de la reconnaissance sociale, de la réussite sociale. A partir de là, on fonctionne différemment. Un entrepreneur qui engage un Y et qui n’a pas compris cela aura tendance à lui imposer des contraintes et donc à tuer sa passion. Le jeune ira voir ailleurs, parce qu’il a toujours eu accès à tout. Moi-même, j’ai quitté l’école jeune car je m’y ennuyais. Le soir en rentrant chez moi, j’avais accès à beaucoup plus de connaissances sur le Net et j’étais capable de contredire mes profs le lendemain matin.
Avez-vous des astuces pour faire coexister ces différentes générations et pour faire respecter une certaine égalité de traitement?
L’astuce, c’est l’ouverture du patrimoine intellectuel. Cela va permettre à ces générations de s’exprimer, de partager et de susciter l’intérêt, la curiosité, le partage et l’écoute. Et tout ça sans la notion de guerre économique. Pourquoi? Parce que tout le monde peut copier librement et il n’y a donc plus d’orgueil en jeu. Que le meilleur gagne, chacun à armes égales.
De nombreux lectrices et lecteurs vont se dire: «Ok, admettons, mais chez nous cela ne va pas être possible». Pensez-vous réellement que des sociétés comme Nestlé ou Novartis vont pouvoir libérer leurs brevets?
Complètement. Et cela s’est fait dans d’autres structures. Le but n’est pas de créer une rupture dans l’entreprise, mais au contraire de ramener une nouvelle voie de formation continue et de reconnaissance pour chaque employé. Imaginez une entreprise qui a fonctionné sur le modèle traditionnel pendant des années et qui annonce à ses informaticiens: «Dorénavant, on travaille avec des modèles de licences libres sur nos codes informatiques, vous aurez votre nom cité comme co-auteurs et vous pourrez, même si vous ne travaillez plus chez nous, utiliser ces savoirs. Et ces savoirs vont également pouvoir être utilisés par des universitaires et par d’autres.» Cela va décupler la motivation et l’engagement des collaborateurs. Et pourquoi la société ne perdra pas d’argent? Car on vit dans une société de consumérisme où c’est le contenant qui fait la différence. Les gens achètent Swisscom non pas parce que c’est Microsoft, Cisco ou je ne sais quel logiciel derrière, ils achètent Swisscom parce que c’est Swisscom. A partir de là, cela permettrait aussi à des grands groupes de réduire leur budget de marketing et de R&D en focalisant cet argent sur des processus de développement contributif. Comme l’a fait Google avec Android.
D’où vient votre passion pour l’intergénérationnel?
De mon histoire de vie. Je n’ai pas eu la chance d’établir des relations plus avancées dans le monde du travail et de la science avec mon père et mon grand-père. Cela m’a manqué. Et la vie m’a amené très naturellement des rencontres avec des personnes qui pourraient être mon père ou mon grand-père. Comme j’ai adopté cette vision de l’ouverture du patrimoine, ils m’ont tout de suite apporté et expliqué des histoires. Ils sont devenus mes mentors.
Propos recueillis par Marc Benninger
L’économie contributive
L’économie contributive dont fait allusion Lionel Lourdin dans son interview (lire ci-contre) est née grâce à la mise en réseau du monde depuis la création d’Internet. Le principe est que chaque individu, désormais connecté au reste du monde, peut contribuer à la création de grands projets technologiques. Les exemples les plus connus sont les logiciels libres, le système d’exploitation Linux ou le dictionnaire en ligne Wikipedia. Ces exemples n’ont pas nécessité l’intervention d’une société privée ou d’un Etat. Des individus isolés ont fédéré leur savoirfaire pour développer un projet commun. Ce patrimoine commun est donc libre de droits puisqu’il appartient à tout le monde. Une vidéo explicative de l’économie contributive est à voir sur Youtube. Tapez: comprendre l’économie contributive en 9 minutes.
Un créateur d’entreprises
Après des études en électronique et une maturité professionnelle, Lionel Lourdin, 34 ans, crée en 2000 la société Kalix, spécialisée dans la gestion et le développement de projets collectifs. En 2005, il fonde la Free IT Foundation, fondation internationale à but non-lucratif ayant pour objectif la promotion, le développement et le financement de technologies sous licences libres. En 2007, après sa rencontre avec un maître parfumeur, il lance la société Olfact, qui développe des bijoux olfactifs. En 2013, Lionel Lourdin et ses associés créent le groupe Innovating, spécialisé dans l’ingénierie et l’industrialisation de solutions OEM (Original Equipment Manufactuer) sous licences libres. La même année, il crée la société Foxel, spécialisée dans la numérisation de l’environnement en 3D.