«Il y a une grande part de mystère dans les relations humaines au travail»
Depuis la fin du taylorisme, les organisations ont basculé vers plus d'autonomie et moins de strates hiérarchiques. Les obstacles qui empêchent de faire du bon travail restent pourtant nombreux: trop de contrôle, un management toxique et les effets collatéraux du changement permanent. Regards croisés.
Les intervenant•es de g. à dr.: Stéphane Haefliger est membre de la direction de Vicario Consulting SA depuis 2019. Sophie Dey est consultante, formatrice et coach chez Sodey Sàrl depuis 2014. David Giauque est professeur de GRH et de Management à l’IDHEAP de Lausanne depuis 2008. Sophie Rusca est médecin du travail, spécialiste FMH, cheffe du service de médecine du travail de l’Hôpital du Valais depuis 2010.
S’il fallait retenir un élément qui empêche de faire du travail de qualité?
Sophie Rusca: Comme on travaille rarement seul, il faudrait commencer par se mettre d’accord sur la définition d’un travail de qualité. Ce n’est pas habituellement le cas. Celui qui donne l’ordre et celui qui l’exécute n’ont souvent pas la même conception du problème...
Stéphane Haefliger: Dans une perspective libérale, c’est d’abord l’individu qui s’empêche lui-même de faire un travail de qualité. La perspective sociale dirait que c’est la faute à l’organisation du travail, aux chefs, aux autres... En réalité, ces perspectives sont les deux faces d’une même pièce.
Sophie Dey: Effectivement, l’individu est souvent attiré par le perfectionnisme. Et cette volonté de bien faire l’empêche de faire du bon travail. J’ajouterais ensuite le micro-management et la pression des délais. Il y a souvent un conflit entre la qualité d’un travail bien fait et le délai.
David Giauque: Je vois deux éléments: le contrôle et les injonctions paradoxales. L’injonction la plus fréquente est: «Faites plus et mieux avec moins de ressources!» Quant au contrôle, j’ai l’impression qu’il se développe de plus en plus. Cette mode des organisations plates ou libérées s’accompagne d’un carcan de règles plus serré. Ces deux forces contradictoires causent de la souffrance.
Comment réduire les effets néfastes des indicateurs et des processus sensés aligner l’entreprise sur les objectifs, garantir la qualité et maintenir un minimum d’équité dans l’organisation?
SH: Plus on donne des libertés, plus on doit s’assurer que le travail soit effectué dans les règles de l’art, avec du reporting et des processus. Dans les anciens modèles de gouvernance, la tradition de contrôle était classique, avec un chef, du présentiel et des objectifs clairs. Cela dit, même avec ce cadre, les dirigeants ne savaient pas toujours avec beaucoup de granularité ce que les personnes faisaient sur le terrain. Aujourd’hui, au contraire, la liberté est quasiment offerte. Les gens travaillent avec des horaires flexibles, de manière délocalisée en Home Office. Dans ce contexte, vous êtes obligé de mieux calibrer le contrat de prestation. Ces discours sur la liberté, sur l’holacratie et sur la gouvernance distribuée s’accompagnent toujours d’un discours sur le cadre.
SR: Certains processus de contrôle ne posent aucun problème et d’autres causent de la souffrance. Il faut donc trouver un équilibre entre le degré de liberté accordé et des objectifs clairs. Si les collaborateurs savent ce que l’entreprise contrôle, pourquoi, à quelle fréquence, cela ne leur pose aucun problème.
Avez-vous des exemples de dispositif de contrôle qui ne posent pas de problème?
SR: Dans le secteur industriel, les opérateurs qui transforment de la matière première en produit fini comprennent tout à fait qu’il y a des carnets de commande à honorer, des délais à respecter et des contrôles qualité. Dans les sociétés de services, le problème se pose différemment. Dans ces activités plus intangibles, les gens ont plus de peine à se mettre d’accord sur ce qui doit être contrôlé, sur les critères de qualité et sur le sens de l’activité.
SD: Oui. Définir une stratégie d’entreprise est plus facile à faire dans l’industrie. Dans le secteur des services, c’est plus fluctuant et flou. Donner de la liberté est donc essentiel. Et cette liberté va de pair avec de la reconnaissance. Vous pouvez tout contrôler pour autant que vous donnez régulièrement du feedback.
DG: Je constate pour ma part une distance de plus en plus grande entre les managers, qui sont chargés de créer les indicateurs, et les professionnels sur le terrain.
Les dirigeants seraient déconnectés de la réalité...
DG: Oui parfois. Aujourd’hui, les entreprises doivent redonner du pouvoir aux managers de proximité, qui sont réellement en contact avec la réalité du terrain.
Le management toxique est montré du doigt. Les employés quittent souvent un manager, pas une entreprise. Quel rôle peuvent jouer les RH?
SD: Être un manager de proximité exige beaucoup de courage. Oser dire les choses, veiller à la qualité du travail, aux délais, trouver des solutions rapidement, est un travail difficile. C’est trop facile de pointer du doigt un mauvais management. Tout l’enjeu réside dans la relation entre le manager et son employé. Nous sommes toujours coresponsables dans une relation, quel que soit le niveau hiérarchique.
Vous réhabilitez donc le rôle du manager de proximité...
SH: Oui. Et à mon avis, c’est aussi un enjeu de recrutement. Le processus de recrutement est encore sous-estimé, mal mis en musique et dévalorisé en Suisse romande. Il faudrait assigner à tous les DRH la mission de soigner particulièrement les recrutements. Car lorsque vous recrutez des chefs et des collaborateurs de qualité, vous évitez un tas de difficultés en aval.
Mais les DRH sont déjà impliqués dans les recrutements, non?
SH: Les processus de recrutement que je rencontre sont dignes du Moyen-Âge, du bas Moyen-âge même (sourire). Ce processus n’est jamais évalué, ses méthodes rarement formalisées et mises en discussion, les résultats des entretiens rarement communiqués aux candidats, notamment les raisons du non-engagement.
Revenons aux managers, sont-ils injustement montrés du doigt?
SR: Il y a une grande part de mystère dans les relations humaines au travail. C’est illusoire de penser qu’on peut totalement gérer ces interactions, même pour le meilleur des DRH. Il se passe des choses incroyables dans les entreprises: les gens s’y détestent cordialement, tombent amoureux, couchent ensemble... Et les règles qui régulent tout ce système mystérieux sont rarement écrites et encore moins transmises lors d’un team building où l’on se brûle les pieds (sourire).
Donc c’est trop facile de donner la faute aux managers...
SR: Oui. La complexité des rapports humains est irréductible.
DG: Le management est à la fois le problème et la solution. On ne peut pas s’en passer car il faut bien coordonner les activités et créer les conditions propices à la coopération. De l’autre côté, les études scientifiques démontrent de manière extrêmement claire que les effets sur la santé d’un mauvais management sont pire qu’un excès de nourriture, d’alcool et de fumée. C’est absolument tragique. Un leader toxique peut tuer une équipe.
Que faire alors?
DG: Investir dans la formation des leaders, veiller à leur ouverture à l’être humain, à leurs valeurs. Stéphane Haefliger évoquait le recrutement. Bien recruter les managers est si important! Ces personnes doivent être capables d’ouverture, d’empathie, ce sont des éléments anthropologiques classiques.
SR: Oui, et j’ajouterais leur relation aux erreurs. Le standard de qualité minimum en Suisse est la perfection... Et dès qu’il y a une erreur, c’est la fin du monde!
SH: Pour revenir sur cette histoire de manager, il ne faut pas oublier qu’ils sont eux aussi enchaînés dans une structure, avec un chef, des pairs et une marge de manœuvre limitée. Une part de leur inefficacité s’explique par cet enfermement dans un contexte de gouvernance qui les dépasse. Un manager doit parfois relayer les désirs d’un CEO, il est contraint par l’expérience et la maturité de ses collègues, par le système dans lequel il évolue.
SD: Oui, je suis d’accord. Les dysfonctionnements d’une organisation se retrouvent à tous les niveaux hiérarchiques. La direction influence les managers, eux à leur tour, influencent les chefs d’équipe, et ainsi de suite. Quand on me demande d’intervenir en entreprise, le mandat se focalise toujours sur une problématique précise, sur un niveau hiérarchique, mais rarement sur la globalité. Mettre en place une culture d’intelligence collective implique de travailler à tous les niveaux, de la direction jusqu’aux employés. Cela prend trois ou quatre ans si vous voulez faire les choses correctement.
La sociologue Danièle Linhart montre comment depuis les années 1970 et l’individualisation des rapports de travail, les individus sont abandonnés à eux-mêmes... Comment répondre à ce besoin d’autonomie des travailleurs sans leur faire porter toute la responsabilité de la performance?
DG: La problématique n’est pas nouvelle. Ces conditions de travail qui permettent une meilleure performance sont connues depuis les années 1970: de l’autonomie, des activités diversifiées, recevoir des feedbacks réguliers, la confiance et le soutien des collègues. Aujourd’hui, tout le monde cherche de l’autonomie, mais la réalité est que nous sommes des animaux sociaux. Cette autonomie ne suffit pas. Encore faut-il qu’il y ait un groupe, un collectif qui puisse véritablement prendre en charge les problématiques rencontrées par les individus.
Mais ces collectifs ont été déstructurés...
DG: Oui. Cela s’explique en partie par la volonté de certains dirigeants de renforcer leur pouvoir. Les salariés ont plutôt intérêt à jouer le collectif.
SR: Je suis entièrement d’accord. L’homme est un animal social et les ermites restent des exceptions. Nous avons besoin des autres pour être reconnus dans notre travail. J’aime beaucoup l’approche de Christophe Dejours sur cette reconnaissance qui passe par le jugement de beauté (donné par les pairs) et non uniquement le jugement d’utilité (donné par le client). Ce jugement de beauté est difficilement mesurable, mais très puissant. Dans le domaine médical, quand les autres professionnels de la santé évaluent la qualité de votre travail, ils mesurent l’énergie dépensée, les difficultés surmontées pour réaliser ce chef-d’œuvre.
SH: Ma vision de cet équilibre entre l’individu et le collectif est dialogique. Dans les organisations d’aujourd’hui, on ne peut rien faire de grand, de beau et de puissant tout seul. Nous sommes condamnés à être dans l’interdépendance. En même temps, plus le niveau de formation est élevé, plus les tâches sont complexes, plus on apprécie de pouvoir dégager des îlots de liberté où l’on peut faire les choses à notre manière... Toute la difficulté est d’articuler ces deux dimensions, l’expertise métier d’un côté, et le besoin de se rattacher aux autres, au collectif, car sans les autres nous n’y arriverons pas. Certains y parviennent très bien, d’autres ont plus de peine. Il y a là quelque chose de mystérieux, une histoire d’intelligence émotionnelle, d’empathie, un je-ne-sais-quoi qui met de l’huile dans la mécanique.
SD: Oui, nous avons besoin d’un minimum de liberté tout en restant en relation avec les autres. Nous l’avons bien vu durant la pandémie, l’isolement a provoqué beaucoup de souffrance, surtout chez les jeunes.
Jusqu’où laissez-vous les individus être autonomes au travail?
SD: Nous avons tous besoin d’autonomie à des degrés divers. Certaines personnes sont plus introverties que d’autres. Il s’agit donc de créer des espaces de travail qui s’adaptent de manière ergonomique à ces besoins. Des espaces pour le travail en équipe, des salles confinées pour le travail de concentration en silence. Et tout ça avec un objectif d’efficacité et de performance. Je ne suis pas dans une approche bisounours du travail.
Vous avez évoqué la pandémie. Plusieurs chefs d’entreprise m’ont confié avoir de la peine à recréer une dynamique collective depuis la pandémie. Les gens ont pris l’habitude de travailler selon leurs propres besoins et plus dans une vision collective, entrepreneuriale. Qu’en pensez-vous?
SD: Tout à fait d’accord. Plusieurs de mes clients cherchent aujourd’hui à créer du lien dans leurs équipes. Ils organisent des moments de partage pour retrouver ce lien et permettre d’affronter les difficultés à plusieurs.
L’entreprise vit aussi dans un changement perpétuel. Comment remettre le travail dans la durée et le temps long?
SH: Ce discours sur le changement n’est pas nouveau. Et malgré tous ces discours, les choses ne changent pas beaucoup! Si les discours avaient une puissance performative sur le terrain, ça se saurait... Cette mode du changement permanent n’est pas un hasard. C’est en lisant Michel Foucault (Surveiller et punir – Naissance de la prison, ndlr) que j’ai compris que la plupart de nos institutions datent du XVIIe siècle. Sauf qu’aujourd’hui, nous vivons dans le XXIe... L’école, la prison, l’hôpital, notre système d’orientation professionnel sont des institutions qui peinent à muter du point de vue organisationnel.
SR: J’ai compris votre question un peu différemment. Aujourd’hui, la société valorise un moi polymorphe, fluide, totalement adaptable, multi-tâches, voire même avec une capacité à être à plusieurs endroits en même temps. Comme si on nous avait vendu le concept du changement permanent et qu’on s’y plie aujourd’hui sans le remettre en question. Avant, la stabilité et le fait d’avoir duré dans une entreprise étaient bien vus. Aujourd’hui, si vous faites plus que cinq ans dans le même poste, vous avez un problème. Aujourd’hui, c’est le mouvement perpétuel qui est valorisé. J’ai de la peine avec cette idée. Car si je suis totalement adaptable et fluide, je suis alors également remplaçable par n’importe qui, qui travaille depuis n’importe où. Cette valorisation du changement ronge l’individu dans ce qu’il est.
SH: Oui. Quelle est ma singularité, ma spécificité, qu’est-ce que je peux amener d’unique dans cette histoire? Ce sont des jolies questions à se poser.
SR: La routine a perdu de sa vertu. J’aime beaucoup ce que Diderot a écrit sur la routine qui libère. Au fond, comme je sais exactement comment exécuter une partie de mes tâches, je les accomplis avec une forme de sécurité, qui me libère l’esprit.
DG: Oui, mais c’est ce discours sur le changement qui est valorisé aujourd’hui, comme l’a très bien dit Stéphane Haefliger. Je le constate sur le plan politique. Un Conseiller d’État fraîchement élu doit mettre en place de nouvelles choses. Si ces changements ne sont pas visibles, son action n’est pas visible. Même constat dans le privé, un CEO va devoir marquer l’organisation de son empreinte durant ses cent premiers jours.
Et détricoter ce qu’avait mis en place son prédécesseur...
DG: Oui, soit ils détricotent, soit ils estiment que les acteurs sur le terrain résistent aux changements. C’est un discours managérial classique. En vérité, les travailleurs ne résistent pas aux changements, ils se protègent de ces changements systématiques et déconnectés du terrain. Ils doivent préserver leur marge de manœuvre pour atteindre les objectifs.
SD: Oui, je constate le même phénomène avec la capacité d’adaptation. Les managers exigent de leurs équipes d’être agiles et capables de s’adapter en permanence. Tout le monde est en extase devant cette agilité permanente. Alors que nous savons bien que le travail de qualité exige de la concentration, de faire une chose à la fois, avec soin et sans se précipiter.
SH: Sur ce sujet, j’ai été très sensible au livre «Bullshit Jobs» de David Graeber. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale et la montée de la tertiarisation de notre économie, nous avons assisté à la création de jobs très étranges. Établir des rapports, des slides et des statistiques à longueur de journée ne doit pas être facile. Même si vous croyez à la réincarnation, ce ne sont pas des activités qui favorisent l’épanouissement personnel.
Les nouvelles formes d’organisations, avec moins de hiérarchie et beaucoup d’agilité peuvent être comparées à un Far West organisationnel où le client est roi et le collaborateur doit se débrouiller tout seul. Allons-nous revenir à des organisations plus structurées à l’avenir?
DG: Je connais un dirigeant qui a libéré son entreprise du jour au lendemain. Deux mois plus tard, ses collaborateurs le suppliaient d’instaurer quelques règles afin de pouvoir fonctionner normalement. D’un point de vue anthropologique, les règles sont essentielles au bon fonctionnement d’une organisation. Donc au-delà des discours, je ne crois pas aux entreprises libérées.
SR: Dans une entreprise de production avec un organigramme incompréhensible, les ouvriers savent très bien qui est leur chef. Vers qui il faut se tourner en cas de pépin, qui règle les soucis dans l’urgence. Ces chefs n’ont d’ailleurs pas forcément une place sur l’organigramme, mais dans la réalité, c’est bien eux qui assument ce rôle.
DG: Je note aussi que de nombreuses entreprises tech américaines, qui sont à l’origine de ces nouvelles méthodes de gouvernance distribuées, souhaitent aujourd’hui que leurs employés reviennent au bureau, pour des raisons de contrôle et de coordination des activités.
SD: Personnellement, je ne crois pas à 100% d’agilité et de liberté. Il faut mettre un cadre, et c’est dans ce cadre que l’individu trouvera des espaces de liberté.
SH: Je partage largement ce qui a été dit. Deux réflexions. Sur la dimension psychologique des dynamiques de groupes, je constate que l’équipe va rapidement nommer un référent métier. C’est une personne experte, qui a obtenu la reconnaissance professionnelle de ses pairs et qui devient par conséquent un peu leur chef. La deuxième réflexion concerne l’organisation du travail. À mon sens, elle doit toujours être l’expression d’un projet économique ou social. Et non l’inverse. On ne fait pas de l’agilité pour faire de l’agilité. C’est bien la nature de l’activité qui devrait contingenter la forme organisationnelle.