Interdiction de parler du salaire?
Dans les entreprises suisses, le salaire est considéré comme un secret industriel. Craignant d’attiser les jalousies, la plupart des entreprises ne dévoilent pas leur politique salariale. La règle est quasiment identique dans la sphère privée: parler de son salaire reste un tabou. Malgré ces barrières culturelles, une entreprise peut-elle vraiment interdire à ses collaborateurs de parler de leurs salaires?
Florian Schrodt
Arrêtons de tourner autour du pot. C’était en tout cas l’avis du frère de mon ex-copine turque. Lors d’une de nos premières rencontres il me demanda du tac au tac: combien gagnes-tu? Son style direct m’a surpris.
J’en ai retiré trois enseignements: la transparence salariale est perçue différemment selon les cultures; le salaire est un élément important de la pyramide des besoins vitaux et par conséquent les êtres humains sont (subjectivement) utilitaristes. Et enfin les gens parlent du salaire, que l’entreprise le veuille ou non.
Avant d’aller plus loin, permettez-moi de clarifier ce que j’entends par transparence salariale et dans quel cadre j’estime qu’elle est utile. Elle est indispensable – à mon avis – dans les offres d’emploi.
Pourquoi? Car le salaire et la sécurité matérielle sont des éléments fondamentaux, et selon plusieurs études, ils sont la raison principale qui motive les gens à changer de job. Les individus choisissent donc parfois (et même avant tout) de saisir une nouvelle opportunité professionnelle pour des raisons financières.
Quelle est la réponse de l’entreprise? «Conditions attractives», «salaire correspondant au marché» et d’autres formules plus ou moins vagues. Cette manière de faire est non seulement une façon de botter en touche mais pire, elle mène à un marchandage de bazar au moment de l’entretien. La question du salaire devient donc une source de frustration.
Dans les situations de négociation, c’est la loi de l’optimisateur d’avantages qui entre en jeu. Les deux parties arrivent avec des attentes distinctes car les deux ont des ancres différentes (voir à ce sujet Daniel Kahnemann). L’efficacité du recrutement et l’image de marque de l’employeur passent à la trappe.
Quelle est la validité scientifique de cette pratique? Pourquoi ne pas parler ouvertement du salaire dès le début du processus? Avant de se demander s’il faut indiquer un salaire dans une offre d’emploi, il faudrait se demander pourquoi ne pas le faire? La question est légitime. Vous vous demandez sans doute aussi combien je gagne? Posez la question au frère de mon ex.
Marc Prinz
Pour de nombreux employés de Suisse, parler de son salaire est de l’ordre du tabou. Dans le même ordre d’idée, on constate dans notre pays une certaine réserve quand il s’agit de parler de nos situations financières personnelles.
En termes juridiques, la réponse est assez simple: oui, c’est permis d’en parler. Il n’y a aucunes bases légales en Suisse pour justifier cet interdit. Néanmoins, nous constatons régulièrement des contrats de travail et des règlements du personnel qui stipulent de manière assez créative des règles de confidentialité sur les questions de rémunération. La justification juridique de ces clauses est très souvent le devoir de fidélité exigé des employés.
À notre avis, cette omerta sur les salaires va trop loin: bien entendu, selon le devoir de fidélité indiqué dans l’art. 321a CO, l’employé est tenu au secret professionnel. La loi mentionne à ce propos des secrets de fabrication ou commerciaux, qui concernent en première ligne les aspects techniques (processus de fabrication, des modèles ou des plans par exemple). Dans un second temps, les secrets commerciaux (clientèle, stratégie ou campagnes de marketing par exemple).
Le salaire n’est pas inclus dans ces secrets commerciaux et le Tribunal fédéral l’a déjà rappelé à plusieurs reprises. Un collaborateur qui aurait signé un contrat de travail contenant une clause stipulant l’interdiction de parler de son salaire n’est donc en principe pas obligé de s’y tenir. S’il est sanctionné pour avoir divulgué son salaire, il peut contester cette décision. Si cela occasionnerait son licenciement, il faudrait vérifier si ce dernier n’est pas abusif.
Robin Stahel
«L’interdiction» n’est pas très élégante si vous souhaitez entretenir de bons rapports avec vos collaborateurs.
Dans quelles conditions une interdiction pourrait-elle faire du sens? Pour éviter de mettre à jour un manque d’équité dans la répartition de la masse salariale? Faut-il maintenir une règle – en place depuis longtemps – pour éviter de réveiller les «chats qui dorment»? N’est-ce pas rendre service à tout le monde selon le principe: «Ce que l’on ne sait pas, ne nous touche pas»? Et du reste diront les caciques: «Ne parlons pas d’argent.»
Cela dit, une interdiction ne colle pas très bien avec les principes modernes de l’expérience collaborateur.
Nous passons donc d’un extrême à l’autre et rendons tous les salaires transparents. Nous libérons la parole et laissons les collaborateurs parler d’argent afin notamment de mettre à l’épreuve l’équité de notre politique salariale.
Mais que signifie «équitable» et quels seront les avantages pour les collaborateurs?
Chez HR Campus, nous pensons qu’il n’existe pas «une équité» car celle-ci peut être évaluée différemment selon les individus. Souvent, nous constatons que la conversation dévie de l’équité vers la satisfaction ou l’insatisfaction de chacun.
Pour répondre à la question posée en titre: non, nous sommes contre l’interdiction de parler du salaire. A nos yeux, cela ne fait aucun sens. De plus, une telle interdiction est difficile à mettre en œuvre sur le terrain.
Les entreprises devraient plutôt réfléchir et discuter du sentiment d’équité et de son lien avec la satisfaction des collaborateurs. La confiance accordée aux dirigeants et une certaine transparence dans le calcul des rémunérations contribuent sans doute à cette satisfaction.
Le degré de transparence de la politique salariale va aussi dépendre de la culture d’entreprise et du type d’organisation du travail. Et cette question du salaire ne devrait pas porter ombrage aux autres éléments de l’expérience collaborateur: une bonne culture d’entreprise; les possibilités de développement ou le plaisir à faire un travail qui a du sens par exemple.