La contre-culture du contrôle
C'est un constat : l'entreprise constitue une communauté humaine artificielle. Elle diffère en cela d'autres, plus naturelles, comme la famille, le quartier ou le village. Ou encore de celles issues d'une élection, comme le club ou l'association.
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Cette communauté particulière se caractérise par un objectif convergent : il s'agit de créer ensemble la plus forte valeur ajoutée possible (financière et sociale), qu'ensuite on peut partager. Actionnaires ou salariés, mandataires ou fournisseurs, tous y ont un intérêt essentiel.
Cette convergence, constitutive même de l'entreprise (l'affectio societatis), est pourtant altérée par les intérêts divergents des différents groupes la constituant. Ces divergences sont parfaitement légitimes pour chaque groupe en son sein.
L'entreprise est donc nativement, dès sa création, le lieu de l'arbitrage et de la négociation interne en vue d'obtenir le meilleur consensus – et non pas le moins mauvais compromis. C'est exactement le rôle du management.
Quel que soit son modèle d'organisation (paternaliste pyramidal ou coopératif, consensuel décentralisé ou matriciel), elle édicte légitimement pour elle-même les règles utiles à son fonctionnement interne optimum, en sus de l'encadrement législatif.
Chacun est donc supposé apte à négocier, dans son périmètre, entre l'intérêt général et ses objectifs particuliers. Tous ses membres deviennent alors responsables de la création collective de cette valeur ajoutée.
En fait, non. Depuis 35 ans, par modes successives, nous arrivent des USA des méthodes nouvelles, toutes instrumentalistes et normatives. Peu à peu, à l'image du Code du travail français, devenu boursouflé d'obésité pendant la même période, nous nous sommes laissé submerger de process et de procédures en tout genre, de normes diverses et d'accréditations variées, de reportings contraignants et d’indicateurs clés de performance tyranniques.
Oh, je ne dis pas qu'il n'y a pas derrière ce raz-de-marée improductif les meilleures des bonnes intentions rationalisées! Mais ne serait-ce pas l'invasion de cet arsenal raisonnable, insidieux comme une bureaucratie totalitaire, né d'intelligences rationalistes surchauffées, qui peu à peu appauvrirait et stériliserait nos belles communautés d'entrepreneurs?
Ne serait-ce pas cette surenchère coercitive - d'apparence raisonnable, toujours - qui épuiserait notre énergie psychique, inhibant toute imagination et toute créativité? N'y aurait-il pas dans cet interdit répété de l'erreur, un même interdit à toute initiative et à toute audace créative?
Aucun dirigeant n'a jamais pu me démontrer la rentabilité de cet envahissement excessif, ruineux en consulting, dévorant une partie de toute croissance endogène. Et ce n'est pas par hasard si les start-up et les spin-off innovent tant, loin des champs de mines instrumentalistes et normatifs.
L'excès de lois tue l'esprit. Il vitrifie l'imagination. Cet envahissement se farde de logique rationnelle ou d'exactitude intellectuelle. Il est pourtant émotionnellement toxique et révèle en fait, plus qu'il ne les cache, les peurs et la défiance de certains groupes vis-à-vis d'autres, au sein d'une même entreprise.
Dommages collatéraux
C’est l’histoire d’une société internationale née de multiples fusions, filiale d'un grand groupe. Est nommée à sa tête une femme brillante, dotée des meilleures études américaines, ayant fait ses preuves dans les états-majors du groupe. Sans prendre le temps d'observer assez ni d'écouter un peu, sans doute chiffonnée par le manque de « transparence » rationnelle de cette entreprise complexe, elle impose sans délai un « reporting renforcé », constitué de 2 nouveautés : un KPI (key performance indicator) envahissant et un rapport hebdomadaire d'incidents.
Le directeur d'une des entités de cette société m'honore de sa confiance et de son amitié. Entreprenant, inventif, rapide, il m'a confié son désarroi. Au lieu d'être avec ses équipes, avec ses clients ou ses collègues pour inventer leur futur, il consacre désormais plus de 20% de son temps de travail officiel à gérer ces paperasses déclaratives imposées. J'entendais quant à moi qu'il était malheureux et que cette émotion négative consommait beaucoup plus que 20% de son énergie psychique!
Cette obligation improductive, élaborée sans interroger les équipes, sans bénéfice pour elles, sans aucun feedback, demeure en fait inconsciemment et personnellement vécue par tous comme un déni de confiance et une suspicion permanente d'irresponsabilité professionnelle. Démotivation et mépris s'ensuivirent, ainsi qu'une insidieuse résistance : les chiffres du KPI sont approximatifs et les rapports d'incidents se font en copié-collé. Personne, à ce jour, ne l'a remarqué... On peut avoir rationnellement raison et émotionnellement tort.