Entreprises apprenantes

La démarche apprenante: un «retour» aux fondamentaux

Le sentiment d'urgence permanente et les changements intempestifs nous invitent à revisiter des pratiques de partage dont nous sommes souvent tenus à l'écart: le droit à l'erreur, la distance, l'écoute, les regards croisés sur une même situation et le temps.

Il y a peu, dans ces colonnes, Mathias Baitan parlait de la résilience organisationnelle: «Une jeune discipline qui s’intéresse à la manière dont les entreprises appréhendent et s’adaptent à un environnement en constante mutation». Dans un monde dit «VUCA» (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity), l’agilité, la résilience et l’intelligence collective sont (re)devenus des mots clés de voûte. De la pensée managériale, de la survie des entreprises, d’une certaine fluidité dans le travail. Mais est-ce si nouveau?

Pour ce qui est du terme, VUCA, pas vraiment: il a été introduit par l’armée américaine à la fin de la guerre froide, pour désigner un monde devenu plus incertain suite à «l’effondrement» de l’URSS. Nous parlons donc des années 90.

Quant aux démarches apprenantes, elles datent également d’un certain temps. Ce qui nous amène à penser que dans le champ des interactions de travail, nous sommes aujourd’hui au cœur de quelque chose de l’ordre du retour aux «fondamentaux»: confiance, regards croisés, écoute mutuelle, espaces de réflexion en commun. C’est peut-être une bonne nouvelle. Ce n’est en tout cas ni une régression, ni du passéisme. Simplement une solide dose de bon sens.

Mon entraîneur de basket me disait d’ailleurs souvent, lors du débriefing de mes moments de détresse sur le terrain: «Pense aux fondamentaux». En l’occurrence, le dribble, la passe, le tir. La base, quoi. Mais certains diront que le basket est un sport simple, en regard du métier de manager...

Le processus a tué le questionnement collectif

À sa manière, toute entreprise, organisation ou équipe a fonctionné au moins un moment sur le mode agile et collaboratif, lors de son démarrage en tout cas. Pour s’auto-organiser, penser les défis à affronter, créer les modalités d’interaction nécessaires à la résolution des situations. Puis il a fallu cadrer la croissance, le fonctionnement, les risques. Et du coup, le doute et le questionnement collectifs ont perdu la place pourtant importante qu’ils revêtent dans toute capacité d’évoluer d’une organisation. Comme si nous avions perdu le fil de l’apprentissage par la collaboration, occupés que nous étions à assurer la conformité de processus, normes et procédures.

Pourtant, dans cette cartographie du monde de l’entreprise qui va de l’entreprise «bureaucratique» verticale à la start up au leadership horizontal, il existe à de nombreux endroits, des «poches» d’apprentissage, et de dynamiques collaboratives possibles. La machine à café en est un exemple, même s’il peut paraître trivial. Dans un raccourci très... raccourci, faisons dès lors le pari que des dispositifs relativement simples peuvent être mis en place pour favoriser l’intelligence collective et l’apprentissage.

Bien sûr, quelques prérequis sont nécessaires lorsque l’on pense à l’entreprise apprenante dans son ensemble. Peter Senge, dans «La cinquième discipline», les décrit: confiance, pensée systémique, mise en question de ses modèles mentaux.

Les erreurs ont des origines nombreuses

Un élément important paraît aussi intéressant à considérer comme terreau fertile pour la démarche apprenante: la réflexion sur le statut de l’erreur dans l’organisation. En faire une occasion d’apprentissage suppose de comprendre d’où elle provient. Jean-Pierre Astolfi, auteur de «L’erreur, un outil pour enseigner», distingue de manière intéressante plusieurs types de sources d’erreurs: des erreurs relevant de la compréhension des consignes, d’autres issues d’habitudes.

D’autres encore témoignant de conceptions diverses du problème de la part des personnes en présence, ou liées aux processus intellectuels impliqués (lesquels peuvent paraître évidents pour certains – dont le manager – alors qu’ils ne le sont pas pour d’autres). Enfin, des erreurs portant sur les démarches de travail adoptées ou ayant leur origine dans l’environnement de travail précédent. Quant à la complexité propre du contenu, elle peut elle aussi être source d’erreurs.

Il est donc utile, dans la démarche apprenante, de se donner les moyens de déchiffrer la carte cognitive des porteurs-euses d’un problème qu’ils-elles n’ont pu résoudre ou d’une erreur à corriger. L’art du questionnement, dans la phase de problématisation, puis de recherche de solution, est évidemment central.

Savoir se distancer du travail

Parallèlement, des conditions de distanciation du travail devraient pouvoir être créées, si l’on veut que les situations de travail soient considérées comme des opportunités d’apprentissage. La manière de «regarder» les problèmes dépend en partie de cette distanciation, donc d’une forme de scénarisation du travail d’intelligence collective.

Pour faire une expérience d’apprentissage, il s’agit également de partager des idées dans une optique «d’hybridation»: l’intelligence collective, c’est juxtaposer des regards et idées différents sur une situation. En principe pour construire une décision ou une orientation. Pour cela, un autre prérequis est encore nécessaire: la capacité d’écoute. En considérant «a priori» que l’idée de l’autre va être intéressante.

Voilà qui nous ramène à la notion de curiosité: transformer le jugement en curiosité est une des pièces du puzzle de la démarche apprenante. Mais l’écoute, c’est aussi de la patience. Beaucoup de patience. Il faut du temps pour mener une démarche d’intelligence collective. Du temps et de l’espace, de même que dans toute interaction.

L’apprentissage en mode interactionnel

C’est assez précisément ce qui se passe à travers les groupes de codéveloppement: favoriser l’apprentissage en mode interactionnel, par des regards et intelligences croisés sur une situation, dans un espace-temps approprié.

La méthode déployée dans ces groupes intègre implicitement une prise de recul sur ses propres pratiques, aussi bien dans le champ du savoir-être, des savoirs acquis, que des savoirs opérationnels. Le groupe de codéveloppement est aussi un formidable terrain d’expérimentation, soutenant l’hypothèse, selon Chris Argiris, que la pratique (en l’occurrence la pratique de traiter ensemble un problème selon une certaine méthode et avec des regards croisés) produit des savoirs que la littérature (études, articles, livres, cours) ne peut pas produire. Comparer, discuter, observer, partager – y compris les émotions – favorise le travail d’objectivation, puis d’apprentissage.

Cela rejoint en grande partie la description que fait Mathias Baitan de la résilience organisationnelle, à savoir une approche pluridisciplinaire, faisant appel à une certaine souplesse cognitive, et permettant aux managers d’aborder des situations de manière interactionnelle, à différents niveaux d’analyse (aussi bien de l’individu, de l’organisation que du contexte).

Les fondamentaux ont du bon en matière d’intelligence collective et de démarche apprenante, quels que soit les dispositifs, concepts, cursus que l’on développe: le droit à l’erreur, la distance, l’écoute, les regards croisés sur une même situation, le temps. Le retour à des pratiques de partage dont nous sommes souvent tenus à l’écart par le sentiment d’urgence permanente, les changements intempestifs, des processus devenus trop rigides.

Témoignage: «Notre personnel administratif nous aide à repenser notre manière de planifier les soins»

«En organisation, l’esprit d’initiative du personnel administratif est rarement reconnu. Leur travail est répétitif pour des clients internes, le personnel soignant dans notre cas. Leur mission est d’aider les autres à réussir. Grâce à notre culture apprenante et notre gouvernance distribuée, le personnel administratif d’un de nos centres a repensé sa manière de préparer les plannings de visites. Ils ont créé un booklet avec la planification du mois suivant, annoté avec tous les événements majeurs à venir. La préparation de cet outil fut un changement important et implique une journée entière de planification en amont. Cela a représenté un changement considérable pour l’encadrement et le concept est actuellement en phase pilote.

Notre planification des soins se faisait 14 jours à l’avance, avec de nombreux réajustements à apporter en cours de route. 70% du planning avait tendance à changer à la dernière minute. Le système ne fonctionnait pas bien et créait des tensions dans l’équipe. Dans un autre centre, le personnel administratif a donc proposé un nouveau système. En partant de l’analyse des 5 derniers jours, le nouveau planning anticipe mieux les changements à venir. Le personnel administratif a rédigé un planning large à 14 jours avec des compléments plus précis à 5 jours. L’implémentation de cette nouvelle manière de faire a passablement changé les habitudes. Le système permet en revanche d’être très réactif par rapport aux besoins des patients tout en ayant un planning fiable sur le moyen terme. Ces plannings ont aussi donné lieu à des colloques hebdomadaires durant lesquels le personnel soignant et administratif prend le temps pour discuter de sa collaboration, du travail sur les terrains et des apprentissages à en tirer.»

Nicolas Chevrey est le directeur opérationnel de NOMAD, institution neuchâteloise d'aide et de soins à domicile (500 collaborateurs).

Témoignage: «Du Wall of Shame au Wall of Learning»

«Il nous est généralement plus facile de raconter des histoires dont nous sommes les héros, où nous faisons bonne figure, où nous avons accompli notre mission avec succès. C’est d’ailleurs une bonne entrée en matière avec une équipe de valoriser et renforcer ses bonnes pratiques. Mais ce n’est qu’une partie de l’équation; une bonne partie du potentiel d’apprentissage se cache sous le tapis. Et c’est bien naturel: qui se rappelle avoir été invité·e à l’école à partager ses plus grosses «erreurs» afin que les collègues puissent en retirer quelque chose d’utile? Nous avons donc appris à omettre ce dont nous ne sommes pas très fiers, ce que nous considérons comme des «échecs» et à garder enfoui au fond de nous les précieux enseignements de telles expériences.

Pour passer de la théorie à la pratique, je vais me lancer dans le bain et vous raconter une expérience vécue avec une équipe de vente dans le secteur industriel. La responsable de cette équipe de 20 personnes observait un manque de collaboration évidente, de la rétention d’information et une disparité dans les pratiques et résultats de ventes au sein de l’équipe.

J’ai alors proposé à cette équipe de commencer par la facette brillante de la médaille: le partage des bonnes pratiques. Sur un grand mur que nous avons appelé «Wall of Fame», les membres de l’équipe ont listé des expériences positives, des succès, et les apprentissages clés qui en découlent. Je dois dire que j’ai rapidement trouvé cet exercice ennuyeux, assez convenu, et que l’état d’énergie de l’équipe indiquait clairement que nous faisions fausse route.

C’est alors que m’est venue l’idée de créer un deuxième mur, le «Wall of Shame» et de demander à la responsable d’équipe si elle était d’accord d’initier cet exercice afin «d’inviter» le groupe à en faire de même. Et alors, une toute autre dynamique a progressivement émergé, avec au fil des partages un climat d’authenticité, d’ouverture et de réel apprentissage collectif. Les idées fusaient, les personnes rebondissaient sur les apports des collègues et s’impliquaient dans une réelle co-construction de nouvelles pistes pour améliorer l’efficacité d’équipe.

Cette équipe a depuis ce jour-là transformé le mur derrière la machine à café en «Wall of Learning» et prend régulièrement le temps de se raconter de «bonnes» histoires afin d’en extraire la substantifique moelle.»

Frédéric Meuwly est coach d'entreprise et fondateur de la société Actitudes Coaching, qui conseille les organisations pour développer des équipes durables.

 

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Françoise Christ exerce une activité de conseil, de facilitatrice et de coaching. balises.ch

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