La grande démission est un grand divorce
Réduire le phénomène de la grande démission à un bouleversement de l'économie et à un rejet du modèle social actuel, n'explique pas la fracture profonde, d'un malaise occidental, d'une séparation moderne entre l'Homme et ses valeurs morales. L'entreprise, comme hier la famille, sont des concepts critiqués, que des forces idéologiques aujourd'hui à l'oeuvre tentent de dépasser.
Photo: Mantas Hesthaven / Unsplash
Nous ne devrions pas beaucoup attendre d’une grande démission. Concept salvateur, pour expliquer le rien ou le tout d’une époque, donnant un cadre rationnel à des phénomènes cycliques. Car si nous prêtons attention à ces renoncements professionnels de masse, nous y rencontrerons une circularité avec d’autres épisodes contemporains, ayant compromis certaines normes sociales ancrées dans nos mœurs.
L’organisation classique du travail, reposant en théorie sur la sécurité et la protection du salarié, se dévoile aujourd’hui insuffisante pour faire progresser les logiques de profit. C’est à ce titre que l’entreprise traditionnelle, garantissant une rémunération mensuelle, une couverture sociale, une mutuelle et des congés payés ne correspond plus aux nouvelles injonctions du marché global.
L’entreprise liberticide
Il faut alors que cela cesse, et, qu’au sein de la communauté des travailleurs, tout ne dépende plus que de volontés personnelles et de «développements individuels». Par delà les pratiques, ces nouvelles manières de travailler, ou de concevoir le travail, à travers une philosophie dite positive, ôte à l’individu l’idée de l’entreprise. Celle-ci étant dorénavant dénoncée comme organisation liberticide, trop hiérarchique, trop contraignante, trop stratifiée, trop oppressante, pas assez «humaine», trop construite.
C’est un peu à la manière (sans nous risquer à une étude approfondie d’une anthropologie managériale) des réflexions menées ces 50 dernières années sur l’idéal-type «famille» auquel il a fallu partiellement renoncer au profit d’une libération-révolution individualiste (évolution?) qui fut sans doute déclencheur d’une autonomie dans les meilleurs cas et d’une vulnérabilité et docilité à l’égard du marché économique dans les pires. Et de la même façon, l’idée nous semble centrale: le fait qu’il ait été, dans les années soixante, prescrit à l’individu de s’affranchir de l’astreinte maritale et familiale, semble faire écho à ce qu’aujourd’hui, l’employé se détourne de l’entreprise, matrice universelle quasiment obsolète.
Une grande obéissance
C’est ainsi qu’il faut entendre la grande démission, en prenant en compte le risque encouru: elle est une grande soumission à l’insoumission, un grand diktat de la libération; puis, disons-le autrement, une grande obéissance à un régime économique en mutation. Car il ne meurt jamais, il sait simplement être inventif... se métamorphosant, faisant désormais «sens», voulant le «recentrement de l’individu sur soi», voulant l’«émancipation», cherchant les «fins» du travailleur.
De plus en plus solitaires
C’est par conséquent assez juste, qu’une baisse des natalités dans les pays développés occidentaux depuis au moins trois décennies – un célibat régnant – des individus qui s’isolent – des divorces de masse, donc un délitement de la reproduction et une désaffection portée au couple traditionnel, résonnent et concourent à des désirs indépendantistes et de «dépassement» dans les mains, bras, corps, esprits de toute une génération de nouveaux travailleurs. Cherchant le remède ultime aux contraintes anthropologiques, puis existentielles, trouvant des solutions relatives, éludant leurs conditions et quêtes problématiques dans le statut freelance, auto-entrepreneur, mandat individuel, micro-entreprise... pour «micro-famille», solitaire en amour (solitaire tout court?).
Un divorce est alors aujourd’hui annoncé, cette grande démission, pour désormais des missions, des prestations et des services... Une séparation donc, aussi actée et institutionnelle qu’un mariage, où les époux renoncent à leur couple – et à leurs avantages fiscaux, autant que le salarié, épris de liberté, renonçant à une exploitation par fidélité au profit de la sienne.