Vie et mort des RH

La veille de justice en entreprises: de l’attention sous haute tension!

Force est de constater que règnent souvent l’arbitraire, les incertitudes et la peur entraînant les protagonistes à frôler tous les dangers pour asseoir leur pouvoir ou à l’inverse obtenir un retour d’équité. Tour d’horizon des dispositifs possibles à mettre en place et des mécanismes subtils qui minent le terrain.

Dans le tourbillon des affaires et le monde frénétique du travail, aborder la question de l’exercice de la justice en entreprises, qu’elle soit interpersonnelle ou organisationnelle, est sensible. Souvent vite esquivée pour cause évidente de confidentialité et de protection des personnes, elle continue de déstabiliser plus d’un interlocuteur!

Spontanément, vient à l’esprit de chacun la problématique des inégalités de traitement salarial, pourtant tant d’autres situations iniques, subtiles et bien plus obscures provoquent des réactions en cascade de simplement regrettables à dommageables, dramatiques, et parfois malheureusement fatales.

Hors des cas rapidement identifiables, clairs au regard du balayage des dispositions légales et contractuelles, force est de constater que règnent souvent l’arbitraire, les incertitudes et la peur entraînant les protagonistes à frôler tous les dangers pour asseoir leur pouvoir ou à l’inverse obtenir un retour d’équité, une réparation dont les facettes peuvent s’avérer aussi multiples qu’imprévisibles tant il est difficile pour l’être humain, tout particulièrement en Occident, de concevoir que l’impunité puisse être un moindre mal pour conserver une forme de stabilité, «l’harmonie» disent les Chinois et même si la définition du philosophe Alain: «La justice est le doute sur le droit qui sauve le droit», n’en est fondamentalement pas si éloignée.

Le difficile positionnement des entreprises sur le concept de justice

Alors pourquoi persister et remonter au cœur des résistances? Le véritable enjeu est-il la sauvegarde d’un système équitable de coopération entre l’entreprise et ses collaborateurs, du pacte économique, psychologique et moral qui les lient et parfois les amènent à croiser le fer? Depuis deux décennies, les technologies de l’information ont induit une accélération de la vitesse d’acquisition des richesses absolument sans précédent, cette tendance fortement engagée contribuerait-elle à exacerber les tensions bien au-delà de ce que nous aurions pu imaginer? Faut-il se focaliser sur les interactions accrues entre le droit et l’éthique pour en faire une question centrale de gouvernance d’entreprise?

A priori, il peut paraître délicat pour une entreprise de se positionner sur un concept de justice à la fois complexe et différemment appréhendé suivant les croyances culturelles, philosophiques et religieuses; pourtant cette crainte légitime devrait vite être levée car sur la place de travail le véritable détonateur de risques, c’est bel et bien la perception du sentiment d’injustice, celle du non-respect d’une proportionnalité qualifiée et quantifiée par son détenteur. Que cette appréciation soit finalement rationnelle, irrationnelle ou encore biaisée, en l’absence d’intervention tierce, et si possible rapide, les effets en seront souvent identiques: dévastateurs!

Parler de veille de justice, de dispositif de règlement des conflits relève avant tout d’un management des pertes (économiques, sécuritaires, humaines) concernant aussi bien les salariés, les actionnaires, les consommateurs que l’entreprise dans sa globalité; la conflictualité recèle une part de potentialité créative «pour qu’une machine marche, il faut qu’il y ait des différences de niveaux» et «plus un groupe est homogène, plus il sera exposé aux scissions»,1 la mise en place d’un système de régulation devrait avoir pour principal objectif de préserver cette dynamique tout en réduisant les excès destructeurs.

Prendre l’option de s’assurer de l’application saine d’un certain degré de justice en entreprises signifie pour les dirigeants un examen minutieux de leur stratégie, de leurs choix organisationnels et opérationnels sous l’angle particulier des affrontements internes et des risques humains susceptibles d’en découler, et ce tout en étant conscients que des psychopathologies individuelles peuvent préexister au début des rapports de travail, qu’elles constituent un facteur aggravant auquel ils ne peuvent se soustraire quand bien même ce dernier n’entre pas directement dans leur champ d’investigation ni dans le spectre juridique de leur responsabilité mais relève plutôt de l’éthique du care2.

La dégradation banalisée du statut identitaire de Manuel

Par quel mécanisme un climat de travail peut-il sans préavis devenir délétère? Existe-t-il une traçabilité de l’incorrection? Directeur logistique adjoint d’un groupe agro-alimentaire, Manuel* dirige depuis sept ans avec bonheur, malgré le décompte impressionnant de ses heures supplémentaires, une équipe multiculturelle de quinze personnes.

A l’arrivée d’un nouveau supérieur hiérarchique, il se voit sans véritable surprise obligé de réorganiser son mode de fonctionnement, travaille davantage mais surtout sent qu’il perd insidieusement la paternité de son savoir-faire et la reconnaissance de ses idées: derrière les sourires de façade se cachent des retours d’information qui disparaissent, des convocations moins systématiques aux séances les plus importantes, son nom n’est plus cité dans les protocoles, par oubli le rassure-t-on... Rien de véritablement alarmant, son équipe continue de fonctionner, à merveille!

Pourtant le jour de l’évaluation annuelle, c’est le choc! Son nouveau chef, par crainte de ne pas être à la hauteur, de perdre sa propre crédibilité, n’hésite pas à s’attribuer personnellement les mérites de tout un groupe et pour ce faire minimise les efforts réels, le temps consacré à la multiplicité des tâches et bien plus grave: évince totalement l’investissement émotionnel de son subalterne direct. Pour se couvrir et balayer d’éventuels soupçons, il innove et requiert lors de cet entretien la double présence de sa secrétaire et d’une jeune collaboratrice RH.

Paralysé par l’idée d’éventuelles représailles, Manuel se tait: toujours rien d’extraordinaire, le scénario d’une dégradation banalisée de son statut identitaire, celui d’une éviction douce avec pour cheville ouvrière une petite heure d’évaluation qui d’un seul coup met à mal la justice distributive, procédurale et interactionnelle. En l’absence d’une distanciation psychique suffisante, la victime fictive de cet exemple retournera ses ressentiments contre elle-même, contre des tiers, collègues, famille... ou par esprit de vengeance incontrôlée contre les rouages de l’entreprise qui deviendra elle-même à son tour victime. Dans les cas les plus extrêmes, la chaîne d’effets retard et de pertes s’étendra, très vite, défiant sur son passage toutes les frontières, aussi bien sectorielles qu’étatiques!

L’arrêt du Tribunal fédéral de mai 2012 invitant les employeurs à désigner une personne de confiance pour prévenir les conflits internes sera-t-il la source de fondations pérennes ou va-t-il a contrario peser sur eux telle une épée de Damoclès3? Comment planifier, agir, se comporter sur ce grand chantier sécuritaire, espace par le passé forclos, essentiellement régenté par le pouvoir discrétionnaire et aujourd’hui confronté à une mondialisation systémique que l’on peine à imaginer décroître?

C’est avec une sagesse et une intelligence remarquable que le Tribunal fédéral a posé une exigence de principe sciemment peu circonscrite laissant aux entreprises toute latitude de choisir un système de prévention des conflits, et donc de détection subséquente, correspondant d’une part à leur stratégie et d’autre part à leur poids économique. Comme le souligne Giorgio Agamben4, le dispositif a pour fonction majeure de répondre à une urgence. Il le définit comme un réseau établi entre des éléments aussi divers que des réglementations, des lois, des mesures administratives des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, des aménagements architecturaux. Il en relève la nature hautement stratégique tant il s’inscrit de par sa nature propre dans un jeu de pouvoir et devient de facto un outil de gouvernance à part entière.

La médiation interne, l’arbitrage et les autres voies possibles

Médiation interne, arbitrage externe? Création, adhésion ou acquisition d’un mode d’intervention, la vigilance devrait être de rigueur tant les systèmes retenus peuvent s’avérer eux-mêmes pathogènes, vecteurs de la fameuse «instrumentalisation de trop» sous couvert de bonnes paroles; ainsi les tentatives de médiation intra-entreprise peuvent-elles in fine se révéler inopérantes lorsque les parties sont déjà trop atteintes dans leur fonctionnement mental, leur état physique, lorsque la rancœur et l’amertume forment un monolithe rendant presque impossible tout passage ritualisé du combat au débat, de la dissolution des tensions à une co-construction résolutoire, réaliste et viable.

L’avantage de l’arbitrage est d’offrir un raccourci opérationnel, une suppléance de pensée lorsque rien ne va plus. Si véritablement conceptualisé comme un contre-pouvoir indépendant, la question de son financement mériterait d’être débattue, pour des raisons d’équité et de pouvoir justement! D’autres voies existent, certaines sont en cours de recherche; d’une manière générale, une meilleure prise en compte du capital humain dans l’entreprise génère de meilleures performances, une veille régulière devrait avoir pour conséquence logique de n’avoir plus besoin d’y recourir. Du management des pertes à la stratégie de prospérité, il n’y a qu’un pas, alors pourquoi ne pas renforcer les conseils d’administration d’une présence plus significative de personnes formées et attentives à cette spécificité de gouvernance beaucoup plus technique et exigeante qu’il n’y paraît?

Pour Montesquieu, la justice est un rapport de convenance, étymologiquement ce dont il est convenu, serait-ce la formule secrète des entreprises heureuses et de leurs employé(e)s ? Elles, ils existent.   

1 «La nouvelle économie psychique» , Charles Melman, 2009.
2 «L’économie du care», Emmanuel Petit, 2013.
3 «Bientôt des arbitres externes pour prévenir les conflits?» Marc Benninger, HR Today juillet 2013.
4 «Qu’est-ce qu’un dispositif?» Giorgio Agamben, 2006.
* Cas fictif

Chantal Aubort Jaccard

Chantal Aubort Jaccard est la directrice d’Ecodroit conseils, Intelligence juridique et psychologie du travail.

 

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