Conseils pratiques

Le monde d'après, que retenir?

Depuis 18 mois, que de chamboulements sur la place de travail... En quoi le distanciel a bouleversé les pratiques traditionnelles du management? Et du point de vue des collaborateurs, comment ont-ils vécus cet épisode historique? Coup de projecteur.

La crise a exacerbé les forces et les faiblesses des organisations. Pour les institutions qui avaient entamé un processus de modernisation (digitalisation, empowerment,...), le C19 fut un accélérateur puissant. Car elles étaient déjà prêtes pour accomplir ce que les collaborateurs désirent depuis longtemps, être évalués sur leurs résultats et non pas sur leurs heures de présence au bureau.

Miroir grossissant

En revanche, pour les organisations traditionnelles, avec peu de maturité informatique, une culture du présentéisme et une hiérarchie pesante, l’implémentation du management à distance fut le miroir grossissant de leur paralysie organisationnelle. «Après avoir été envoyé manu militari en Home Office, j’ai dû travailler le premier mois sur la table du jardin, assis sur la chaise de la cuisine, avec le pc de mon épouse et ce dans le corridor borne de notre appartement», décrit Gonzague, un banquier privé contristé. Une véritable épopée traumatisante.

À ce jour, certaines institutions n’ont pas déterminé quel outil de visio-conférences implémenter et condamnent ainsi leurs cadres à coordonner équipes et projets en distanciel et au téléphone. Une forme de torture organisationnelle. «Pourquoi cette lenteur aveugle dans un monde qui s’accélère?», exprime l’un des cadres dépités.

Proximité à reconstruire

Le C19 a aussi exacerbé forces et faiblesses des managers. Manager à distance nécessite une autre posture que la conduite en présentiel. Or la proximité doit se reconstruire par des artifices numériques (zoom,...) sous peine d’assécher les relations; une culture de confiance doit s’instaurer pour éviter les excès du controlling; des rapports hebdomadaires spontanés doivent être sollicités pour assurer la fluidité de l’activité. Là encore, le manager qui excelle en présentiel sera probablement celui qui brille en distanciel. Alors que le chef introverti, discret, rationnel et peu visible en situation normale disparaîtra à jamais dans les limbes du numérique.

Colonel au Club Med

Nous avons eu le privilège d’accompagner plusieurs centaines de managers au cours de cette dernière année. Avec eux, nous avons appris que, pour gagner en impact à distance, il convient d’agir à la fois comme un vieux colonel de l’armée suisse et comme un GO (gentil organisateur) du Club Med. Une forme d’injonction paradoxale schizophrénique. D’un côté, reconstruire le cadre dissous par la distance, en organisant des séances numériques régulières, des bilatérales avec ses n-1. De l’autre agir en mobilisant son intelligence émotionnelle, les techniques d’écoute active, s’adossant avec prudence sur les ressources numériques efficaces (WhatsApp), se déclarant responsable du lien qui façonne l’équipe.

Inutile de préciser que si le manager n’épouse – par choix ou par contingence – que l’une des deux faces (le colonel ou le GO), il se fera éjecter pour insuffisance. C’est bien la difficulté de la situation. «J’ai totalement sous-estimé la dimension émotionnelle du management et je me suis concentrée durant les trois premiers mois à dresser des procédures, à implémenter des outils, à clarifier le cadre et à rassurer mes chefs. Moralité: j’ai perdu mon équipe qui attendait autre chose», reconnaît Sarah, responsable d’une institution sociale.

Le risque d’invisibilité

Le C19 a exacerbé forces et faiblesses des collaborateurs. Travailler à distance, c’est – pour les collaborateurs aussi – un peu disparaître du bureau. Et si l’on n’y prend pas garde, c’est même totalement se dissoudre aux yeux de son équipe et de son responsable. À l’instar d’Harry Potter revêtant sa cape d’invisibilité. Il revient alors au collaborateur de s’ériger en partenaire stratégique, de se relier encore davantage à la matrice, de montrer clairement sa feuille de route, d’établir des reportings spontanés de son activité et de reconstruire de la visibilité pour clarifier sa valeur-ajoutée.

Du point de vue des collaborateurs, nous observons des sentiments mêlés, fait de joie et de craintes. Une certitude émerge, le «monde d’après» risque de comporter davantage de risques que d’opportunités.

Le C19, source de liberté! Ah, le bonheur de ne plus se rendre physiquement au travail. D’éviter des trajets. D’assouplir les horaires. De travailler en short. De déjeuner avec ses enfants. Des plaisirs minuscules. Mais qui font une grande différence. Cette liberté était désirée ardemment depuis plus de 30 ans notamment au sein du secteur tertiaire. Mais rare ceux qui pouvaient en jouir. Les organisations d’avant renâclaient généralement d’étendre ces pratiques. La perte de maîtrise et le manque de confiance étaient évoqués. Mais dans les faits, ce refus masquait surtout une organisation du travail déficiente, un management clairement insuffisant et un manque d’ouverture à la modernité.

L’épicentre de la machine à café

Le C19, source d’angoisse! Quelle surprise de constater la volonté unanime de pouvoir revenir enfin au bureau après 6 mois de télétravail, au moment où l’on se rendait compte de l’importance de vivre le temps racinien (unité de temps, de lieu et d’actions). Où l’on a constaté qu’une équipe se régule en permanence, que la distance empêche à terme les liens de se développer et que la machine à café partagée sur l’étage reste un épicentre organisationnel et d’échanges informels. Sartre pensait que «l’enfer était les autres». Sur ce coup-ci, il aura eu tort, les collaborateurs ayant plébiscité massivement un retour aux affaires.

Ce mouvement démontre que l’on ne peut pas suppléer dans la durée le manque de relations sociales par des apéros virtuels et que l’esprit d’équipe finit par se dissoudre dans le numérique à haute dose. Bien sûr, chacun espère secrètement conserver 2 jours de Home Office dans l’ère post C19.

La crainte palpable de la faillite

Le C19, source de méfiance! Les collaborateurs ont bien perçu la fragilité de nos organisations. Dont certaines luttent aujourd’hui pour leur pérennité. La crainte paralysante de voir son employeur emporté par une faillite est palpable. Nous constatons à ce jour une forte augmentation de la participation dans les cours de formation continue, en ligne ou en présentiel, dont le financement est assuré par les collaborateurs. C’est qu’ils sentent bien le risque réel d’ubérisation du salariat.

À force de travailler à distance, l’on finira probablement par être considéré comme une ressource externe et son CDD risque de se transformer en contrat de mandat. Sans caisse de pension... Sans compter que le marché du travail est du coup devenu de facto planétaire. Le travail en distanciel se joue des frontières et du droit national. Le cloud est son pays. Mais le clou est désormais dans notre chaussure. Affaire à suivre.

 

Cet article est paru dans HR Today Magazine (no 4/2021).

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Stéphane Haefliger est membre de direction de Vicario Consulting SA. Auparavant, il a été DRH durant vingt ans au sein de banques internationales et conseiller politique auprès d’une ministre cantonale.

Publications disponibles sur www.stephanehaefliger.com

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