Conseils pratiques

«Le philosophe apporte une précieuse capacité d'élucidation»

Et si l'on engageait un philosophe pour les collaborateurs? C'est le pari inédit fait par un hôpital belge pour répondre à la pression et à la perte de sens que connaît une partie du personnel soignant suite à la crise sanitaire.

Comme bon nombre d’idées géniales, celle-ci naît d’un échange informel, «sur le pas de la porte». Directrice du Département Infirmier du grand hôpital de Charleroi (GHdC), Marie-Cécile Buchin s’épanche auprès de son directeur général, Gauthier Saelens, à propos du mal-être de soignants après les deuxième et troisième vagues de Covid-19. «Lors de la première vague, les soignants ont été félicités, remerciés, applaudis, dit-elle. Par la suite, cette reconnaissance s’est évaporée pour laisser place à des récriminations, jusqu’à les accuser du maintien de toutes les mesures sanitaires les plus strictes! Certains l’ont très mal vécu, au point de se demander ce qu’ils faisaient là, quel était encore le sens de leur engagement.»

Démarche QVT

Paradoxe: alors que l’hôpital dispose d’une Cellule «Qualité de vie au travail» composée, entre autres, d’assistants sociaux et de psychologues vers laquelle le personnel peut se tourner, ces services étaient trop peu utilisés.«Nous avions entamé, bien avant la crise sanitaire, toute une réflexion sur le soutien à apporter à nos collaborateurs, indique Gauthier Saelens. Cela a commencé par une cellule ‘Sport & Bien-être’, avant d’étendre l’offre au soutien psychologique. La perspective de travailler la question du sens de manière plus profonde m’a d’emblée semblé très complémentaire. Et pourquoi pas le faire avec un philosophe dans l’hôpital, au service des collaborateurs?»

Priorité stratégique

En matière de bien-être au travail, une entreprise peut se contenter de se conformer aux obligations de la réglementation. Elle peut aussi le placer au rang de priorité stratégique. C’est le choix posé au Grand Hôpital de Charleroi. «Nous préférons parler de qualité de vie au travail, avec une vision systémique où l’on ne s’occupe plus uniquement de prévention, mais également de promotion du bien-être, confie Véronique Guilmot, DRH. Un groupe de travail pluridisciplinaire baptisé Oxygénez-vous en est au pilotage. En tant que service support, vous êtes plus éloigné des patients. Mais en prenant soin des soignants, vous les mettez en meilleures conditions pour prendre soin des patients qui leur sont confiés.»

Comment recruter un philosophe?

Petit «détail» préalable à la concrétisation de l’idée: «Si nous savons comment recruter un médecin, un psychologue ou une infirmière, positionner un philosophe au sein de l’hôpital était inédit, en tout cas en le mettant au service du personnel», relève Gauthier Saelens. Et la DRH de renchérir: «Il n’existait pas de description de fonction. Nous devions partir d’une page blanche». Une équipe de sélection a alors été mise en place, composée de plusieurs profils de différents métiers de l’hôpital, et renforcée par une «invitée externe» en la personne de Nathalie Frogneux, professeure de philosophie à l’UCLouvain.

Ouvrir le champ des possibles

Pour cette dernière, «la création de ce rôle suppose à la fois de la créativité et certaines précautions. Il est impressionnant de voir une Institution qui, au lieu de s’essouffler sur la question du sens au travail, ose instituer une nouvelle fonction telle beaucoup trop large, qui dépasse l’hôpital. Car cette question du sens se pose globalement dans toute la société. Il ne faudrait pas piéger le philosophe en attendant de lui qu’il réinvente le monde. Il importait aussi de bien le positionner non pas sur des problèmes psychologiques personnels, mais sur des enjeux de sens à la fois communs et partageables. Il est alors possible de les discuter afin d’ouvrir ensemble le champ des possibles.»

Compléter l’offre déjà en place

Dans cet exercice complexe, la dynamique traditionnelle du recrutement a été renversée: «Au lieu de définir ce que nous voulions, nous avons identifié ce que ne devait pas être un philosophe hospitalier, à savoir par exemple un coach de vie, un conseiller moral ou encore quelqu’un qui pense à votre place, explique Véronique Guilmot. Cette réflexion nous a permis de définir ce que nous recherchions vraiment: un philosophe en prise sur les problèmes d’aujourd’hui, orienté collaborateurs, avec la capacité d’écoute, la capacité de passer du conceptuel à l’opérationnel et qui puisse venir compléter l’offre déjà en place en matière de qualité de vie au travail.»

Une pratique vivante

Des 64 candidatures reçues, celle de Jérôme Bouvy, diplômé de philosophie de l’UCLouvain (2016) qui enseignait le cours de Philosophie et Citoyenneté à l’Institut Jean Jaurès à Charleroi, s’est rapidement détachée. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il casse les stéréotypes du ‘philosophe barbu au pull en tricot qui plane largement au-dessus des réalités’. C’est en rentrant de sa journée de travail qu’il découvre l’annonce du GHdC. «Déjà à l’école, j’avais pris le pli de ne pas enseigner la philosophie comme un ensemble de savoirs à transmettre, mais de la voir comme une pratique vivante, une manière collective de réfléchir, dit-il. Je m’évertuais à faire philosopher les élèves. C’est précisément, je pense, ce qu’attendait l’hôpital pour soutenir ses soignants.»

Espaces de dialogue

Entré au GHdC en mai dernier, Jérôme Bouvy se dit encore en phase de découverte. «Il est clair que je ne viens pas ici pour faire une philosophie depuis mon bureau en écrivant des textes. La philosophie doit être une activité collaborative, non plus fondée uniquement sur l’écrit, mais sur la parole et l’échange. Le premier enjeu est donc d’instituer des espaces de dialogue partout où c’est possible. Il s’agit aussi de convaincre que l’on ne perd pas son temps à en prendre pour penser à ce qu’on fait. Soigner, ce n’est pas seulement poser des actes techniques. C’est aussi réfléchir en équipe à ce qu’est soigner, ce qu’est guérir, ce qu’est la santé, ce qu’est la maladie, etc. On entre ainsi dans une démarche de questionnement sur ses pratiques, de laquelle chacun peut trouver ou mettre du sens dans ce qu’il fait.»

À contre-sens

Le mot sens revêt différents... sens, relève Véronique Guilmot. «Quand on perd le sens, on est à contre-sens. On rame à contre-courant. Et ce peut être dur. Avec la Covid-19, de plus en plus de soignants disent qu’ils ont le sentiment de soigner, mais qu’ils ne guérissent plus.» Au-delà de cette crise, l’évolution des pratiques soignantes fait que certains ne s’y retrouvent plus. «Beaucoup ont choisi ce métier pour être au chevet du patient, souligne Nathalie Frogneux. Aujourd’hui, ils sont encore un peu à ses côtés, tout en étant de plus en plus captés par des charges administratives. Et c’est là que le philosophe peut déplacer la question car il ne s’agit pas d’une spécificité de l’hôpital. Cette réalité est transversale à d’autres métiers. Le fait de re-situer la problématique permet aussi de la relativiser.»

L’épreuve de la lucidité

Jérome Bouvy envisage ses «services» en plusieurs étages: une offre de questionnement «à chaud» pour des équipes confrontées à un problème, mais aussi une offre «à froid» autour d’ateliers philo, qu’ils soient menés à la demande d’un Cadre ou accessibles à tous via l’offre de formation de l’Institution. Il envisage aussi de mener de petites enquêtes, à la fois pour mieux comprendre l’hôpital et pour s’en servir en les offrant comme reflets aux équipes. Et, pourquoi pas, de s’engager dans des entretiens individuels à la demande, en recourant à des outils comme la réfutation socratique. «Comme une pierre qu’on jetterait dans l’eau, ma pratique peut susciter trois vagues, explique-t-il. Elle peut avoir un effet sur le collaborateur qui va peut-être revoir sa vision du monde parce qu’il a échangé avec d’autres. Elle peut aider à travailler cet art du ‘parler ensemble’ et avoir des effets sur le collectif, par exemple en termes de prévention des conflits. Elle peut enfin introduire une pratique du questionnement et de la remise en question au sein de l’hôpital, ce qui peut avoir des effets institutionnels et contribuer à faire progresser l’organisation.»

Partenariat

Cette interview a été réalisée par Htag, un nouveau magazine RH belge édité par Références, la plateforme multimédia dédiée à l’emploi du groupe de presse Rossel. HR Today et Htag sont partenaires.

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