Perte de salaire

Le suivi des assurés, une bonne idée qui manque de garde-fous

Visites à domicile, procurations pour lever le secret médical, questionnaires aux médecins: les personnes en arrêt de travail pour maladie font l'objet de vérifications de plus en plus poussées par les assureurs. En intervenant tôt, ceux-ci veulent prévenir les absences de longue durée. Aux yeux des défenseurs des assurés, les malades sont un peu à la merci de méthodes parfois invasives.

Berne (ats) La majorité des salariés en Suisse sont couverts par une assurance perte de salaire d'une durée allant jusqu'à deux ans en cas d'incapacité de travail. Dans la plupart des cas, ce sont des contrats collectifs conclus par l'employeur auprès d'un assureur privé.

Depuis une dizaine d'années, les pratiques de suivi des assureurs se sont clairement durcies, affirme Anne-Sylvie Dupont, avocate spécialiste FSA en responsabilité civile et droit des assurances. "Ce n'est pas une branche lucrative, les compagnies tentent de limiter les pertes", explique-t-elle.

De plus, les cas d'incapacité de longue durée ont tendance à augmenter depuis une quinzaine d'années, observe l'avocate lausannoise, également professeure aux universités de Neuchâtel et de Genève. "Il y a plus de situations psychosociales complexes, qui tendent vers la chronicité de la maladie. Dans ce genre de cas, je suis convaincue qu'une intervention rapide est indispensable".

Plus difficile après six mois

Le pire, selon elle, serait de laisser les gens sans aucun soutien pendant deux ans, avant de les rediriger vers l'assurance invalidité. "Après six mois d'incapacité déjà, les chances de réintégrer le monde du travail diminuent considérablement", assure celle qui a vu dans son étude de nombreuses situations de ce genre.

En soi, l'idée d'accompagner assez tôt une personne en arrêt-maladie pour l'aider à retourner à l'emploi est donc bonne, souligne Anne-Sylvie Dupont. Mais la limite entre accompagnement constructif et surveillance excessive est difficile à tracer: tout dépend de la manière.

"Gestion proactive"

Contactée par l'ats, La Vaudoise Assurance confirme l'augmentation des cas de manière générale. Les problèmes psychosociaux ou de dos arrivent en tête, précise Franziska Ravy, responsable de la division Prestations. Si elle n'admet pas le terme de "durcissement" du suivi, Mme Ravy indique que sa société fait aujourd'hui davantage de "gestion proactive" que par le passé.

"Nous avons constaté que plus une situation est prise en charge rapidement, plus elle a de chance d'évoluer favorablement" vers un retour au travail, explique-t-elle. Par "gestion proactive", l'assureur entend la mise en place d'un suivi personnalisé de l'assuré par un préposé, appelé "care manager" ou "case manager", selon les compagnies.

La question des compétences

"Le problème, c'est que l'on ne connaît pas vraiment les compétences des 'case managers'. Ils ne sont pas toujours qualifiés en réadaptation professionnelle", déplore Me Dupont. "L'un d'eux par exemple, constatant que l'appartement de la personne malade était bien nettoyé, concluait dans son rapport qu'elle était en état de travailler", relate l'avocate, sceptique.

D'autres en revanche font un réel travail d?accompagnement et ça se passe bien, reconnaît-elle. Un avis partagé par les représentants des médecins généralistes et psychiatres, qui parlent de "bonnes expériences" et de "véritable travail de coordination".

Pas de chèque en blanc

Le "case manager" peut être un intermédiaire utile pour les démarches avec le patient ou auprès d'un employeur, explique François-Gérard Héritier, co-président de la Société suisse de médecine interne générale.

"Mais nous conseillons à nos patients de ne donner que les informations nécessaires, pas davantage, et de ne pas signer de 'chèque en blanc' (procuration très large) aux assureurs", souligne le Dr Pierre Vallon, président de la Société suisse de psychiatrie et psychothérapie. Il reconnaît que certains assureurs posent des exigences "inadaptées".

Les associations des médecins psychiatres et l?Association Suisse d?Assurances (ASA) ont d'ailleurs élaboré un document commun avec des recommandations pour la coopération entre praticiens et "case managers".

Ombudsman ou tribunal

Le hic, c'est que la loi sur le contrat d'assurance (LCA) qui régit ces couvertures n'impose que très peu de contraintes. Les assureurs ont pratiquement carte blanche pour fixer les conditions dans les polices (voir encadré) et peuvent suspendre ou supprimer les prestations si le malade ne collabore pas suffisamment.

En cas de désaccord avec l'assureur, le malade peut toutefois s'adresser gratuitement à l'ombudsman des assurances pour une médiation, rappelle Mme Ravy. "Nous ne pouvons pas nous permettre n'importe quoi: nous sommes soumis à un cadre légal bien défini. Devant l'ombudsman, l'assureur est vite rappelé à l'ordre".

Autre recours pour l'assuré: une procédure civile devant un tribunal. Mais c'est long et compliqué, souligne Me Dupont. Souvent, les gens cèdent lorsque l'assureur menace de supprimer les prestations. "Heureusement, cette procédure est gratuite."

Pour l'incapacité de travail, les assureurs fixent leurs conditions

Assureurs et assurés ont des droits et des obligations, définis dans les Conditions générales d'assurance (CGA). En cas de perte de salaire pour incapacité de travail, l'assuré est tenu de collaborer et de "réduire le dommage". C'est l'assureur qui fixe les règles du jeu. Exemples.

L'assuré doit dans tous les cas signaler rapidement l'incapacité (délais précis), fournir périodiquement un certificat médical - souvent toutes les quatre semaines -, suivre le traitement prescrit et faire le maximum pour améliorer son état.

Presque tous les assureurs dont l'ats a examiné les CGA d'assurances collectives perte de salaire exigent en outre de l'assuré qu'il se soumette à un examen par un médecin-conseil, choisi par et aux frais de l'assurance.

Certaines compagnies vont un peu plus loin dans les exigences: l'assuré se voit par exemple imposer l'obligation de "délier les médecins traitants actuels ou antérieurs du secret professionnel" envers ledit assureur.

L'assurance s'arroge aussi le droit d'"effectuer des visites auprès des patients et de recueillir des informations supplémentaires". Des informations définies comme suit: "par exemple, les justificatifs et renseignements, certificats médicaux, rapports, décomptes de salaires ou dossiers administratifs". Les termes "par exemple", "notamment" ou "etc." reviennent souvent dans cette définition.

Certains assureurs utilisent une formule laissant une plus grande marge de manoeuvre: l'assurance "peut prendre des mesures de contrôle appropriées" pour vérifier l'incapacité de travail, et même imposer un changement de médecin. Un refus de collaborer peut entraîner une réduction ou une suppression des prestations.

Les compagnies fixent aussi des règles de comportement pour les assurés en incapacité de travail. Ainsi, ces derniers ne peuvent se rendre à l'étranger qu'avec l'accord préalable de l'assureur. Une compagnie interdit aux malades de "fréquenter les établissements publics et de conduire des véhicules à moteur", à l'exception des courses pour se rendre à une consultation médicale.

Commentaire du Dr Pierre Vallon, président de la Société suisse des psychiatres et psychothérapeutes: "La loi sur le contrat d'assurance (LCA) qui régit ces polices offre toute liberté aux assureurs pour formuler leurs conditions générales. Je ne peux qu'inciter les gens et les employeurs à bien lire le contrat d'assurance avant de signer".

Une minorité de litiges aboutissent chez l'ombudsman

L'office de l'ombudsman de l'assurance privée et de la Suva traite en moyenne 560 cas concernant les indemnités journalières. Pour Martin Lorenzon, responsable, il ne s'agit que d'une petite partie des litiges. Certains assurés activent leur protection juridique, prennent un avocat ou ne se défendent pas du tout.

La moyenne de 560 situations par année concerne la période de 2010 à 2015, précise Martin Lorenzon à l'ats. L'ombudsman n'a pas constaté de tendance à la hausse du nombre de cas. Il observe néanmoins un développement du "case management" (suivi personnalisé des assurés en incapacité de longue durée) chez les assureurs privés. Il ne dispose toutefois pas de statistique distincte sur les cas qui impliquent directement le "case management".

L'ombudsman est sollicité par exemple lorsque l'assuré ne veut pas s'inscrire auprès de l'Assurance invalidité (AI) pour une détection précoce. Ou que l'assureur veut imposer un traitement médical spécifique, traitement que
l'assuré refuse. Enfin, il est aussi demandé dans les cas où l'avis du médecin traitant ainsi que celui de l'assureur, respectivement de son médecin-conseil, s'opposent quant à la capacité de retour au travail dans une activité autre que celle d'origine.

La Fondation Ombudsman de l'Assurance Privée et de la Suva offre ses services gratuitement et elle a un devoir de neutralité. Les assurés peuvent y solliciter des réponses à leurs questions ou demander une médiation pour trouver des solutions à l'amiable. En plus du siège principal de Zurich, des succursales sont également à disposition du public à Lausanne et à Lugano.

Le suivi des assurés: l'exemple de La Vaudoise

Le "care management" ou "case management" a le vent en poupe chez les assureurs. A titre d'exemple, une responsable de La Vaudoise Assurances explique comment se déroule ce suivi des assurés dans les cas d'incapacité de travail due à une maladie.

Une équipe de spécialistes en assurances de personnes examine les cas annoncés et les trie selon des règles internes, en fonction du diagnostic, de la gravité, notamment, explique Franziska Ravy, responsable de la division Prestations à La Vaudoise

Dans les cas où un suivi est mis en place, le préposé au suivi ("care manager") essaie de voir le malade dans les meilleurs délais, mais au plus tard dans les 30 jours. Il s'agit d'une visite chez l'assuré, sur rendez-vous: "Il n'y a pas de visite surprise", précise Mme Ravy.

L'objectif est de "créer un rapport de confiance et aussi de montrer qui paie". L'assureur peut également demander des renseignements supplémentaires au médecin traitant. Pour cela, l'assuré doit signer une procuration à son assureur, une procuration qui doit être "ciblée sur le cas précis, afin d'obtenir les informations dont nous avons besoin", souligne Mme Ravy.

Un des rôles du "care manager" est d'informer et d'expliquer au malade les raisons de ces démarches. Dans les cas de conflit au travail, le care manager peut aussi agir comme facilitateur de la communication et clarifier les rôles
de part et d'autre (employé-employeur), ajoute la responsable.

Le nombre de visites à l'assuré dépendra du cas, de sa durée, des besoins des différentes parties. Le "care manager" peut aussi organiser une table ronde avec l'employeur ou un contact avec l'assurance invalidité (AI).

Il fait ensuite un rapport au service concerné de La Vaudoise, dans lequel il donnera aussi son avis sur l'incapacité. Les décisions importantes, par exemple sur une éventuelle suspension des prestations, seront prises par une équipe au sein de l'assurance, "jamais par une personne seule", assure Mme Ravy.

Les "care managers" de La Vaudoise détiennent un brevet en assurance privée ou sociale et disposent d'une longue expérience de la gestion de ce type de cas, précise Mme Ravy. "Ils ont aussi des compétences humaines et sociales", ajoute-t-elle. Mais ils ne sont pas médecins et ne sont pas autorisés à "poser des questions invasives".

En fonction de son expérience, le préposé peut par exemple proposer un aménagement de la place de travail (problème de dos) ou intervenir auprès d'une caisse maladie pour qu'elle prenne en charge un nouveau traitement. Le médecin conseil de l'assurance peut suggérer un changement de thérapie ou demander le recours à un spécialiste (exemple: aller chez un psychiatre pour une dépression, au lieu du généraliste).

Peut-il l'imposer? "C'est plutôt rare", répond Mme Ravy. Quant à la gestion du secret médical, elle est stricte: "Seule l'équipe du médecin conseil a accès aux dossiers médicaux, personne d'autre", assure la responsable.

 

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