Pratiques managériales

Le Talent Management passe le bac

Vingt ans déjà que ce concept est entré dans les pratiques managériales. Bilan et témoignage.

En 1998, j’ai décidé de quitter la grande société américaine où je travaillais depuis près de douze ans. Pourtant, j’avais un bon poste dans le marketing Europe, même si ce n’était pas un poste executive. À l’époque, tout le monde a été surpris de ma décision.

Le déclencheur avait été une soirée entre amis. On m’a demandé ce que je faisais. Je l’ai expliqué avec les mots que je connaissais, la terminologie propre aux environnements corporate. J’ai vu dans les yeux de mes amis qu’ils n’avaient rien compris. Mon jargon était déconnecté et pédant. La conversation changea rapidement de sujet, non sans un regard gêné dans ma direction.

Je me suis dit que j’avais développé des compétences tellement spécifiques qu’elles étaient non seulement incompréhensibles, mais également inutiles en dehors de la société où je travaillais. Et je suis devenu très inquiet: que se passerait-il si mon poste disparaissait dans une restructuration?

Je devais revenir sur terre. Prendre ma carrière en main. J’ai démissionné et commencé une nouvelle vie dans les ressources humaines.

 

Tables rondes

Coïncidence ou pas, en cette même année 1998 paraissait un article où l’expression talent management était utilisé pour la première fois1. C’était il y a près de 20 ans et cela nous a donné envie, chez Right Management, de faire passer l’examen de maturité à ce concept, sous forme de tables rondes organisées à Zurich, Bâle et Genève, avec des professionnels des RH et des représentants du monde académique. Qu’avons-nous appris, quelles sont les tendances?

Le sujet a manifestement suscité beaucoup d’intérêt, les discussions ont été extrêmement fécondes et stimulantes. Je les intègre ici dans ma réflexion.
La première constatation, c’est bien sûr que le monde de l’entreprise a vécu de profondes transformations ces vingt dernières années. De nouvelles manières de penser et de travailler ont vu le jour. La pléthore d’informations amène un développement de la pensée synthétique au détriment de l’analytique, et on observe un chiasme quasi culturel entre ces deux approches, que d’aucun corrèlent à l’appartenance générationnelle.

Par ailleurs, nous sommes entrés dans une ère où les entreprises se différencient de moins en moins sur leurs produits ou services et de plus en plus sur le facteur humain. Face à ce changement structurel, la gestion des talents devient absolument critique. Par talent management, nous entendons ici, même si cela peut paraître réducteur à certains:

  1. L’évaluation des compétences de personnalité (assessment)
  2. Le développement des cadres et des collaborateurs
  3. 
La mobilité de carrière à l’intérieur de l’entreprise

Si les deux premiers points sont bien connus des professionnels, le dernier prête encore à confusion et génère des résistances.

 

La plupart du temps, les managers ne sont pas formés pour avoir de vraies discussions de carrière avec leurs collaborateurs. Beaucoup ne connaissent même pas leurs CV, ni leurs véritables aspirations: veulent-ils faire du management, devenir des experts dans leur domaine, préfèrent-ils une carrière de généraliste, sont-ils des électrons libres pour lesquels aucun plan ne fait de sens? Et quelles sont leurs véritables compétences?

 

Terrain glissant


Et mener de vraies discussions de carrière suppose gérer les attentes des collaborateurs: le terrain est glissant, il faut un vrai courage managérial pour le faire de manière efficace, sans démotiver.

Et puis, que diable, si j’ai un bon élément dans mon équipe, je veux le garder, pas le laisser partir ailleurs dans l’entreprise! Dans ces conditions, lorsqu’il y a de nouveaux besoins, il y a de fortes chances pour que l’on recrute à l’extérieur. Au-delà des coûts, cela génère de la frustration et une grande inquiétude chez le collaborateur qui aurait aimé prendre le poste en question. Il va se dire: et si mon poste disparaissait, comme je n’ai pas développé de compétences reconnues, que deviendrais-je sur le marché du travail?

Chacun aura sa propre réponse. Mais il y a fort à parier que beaucoup décideront de s’accrocher, de rester et de ruminer leur frustration. Le risque de démotivation et de démission interne est réel. D’autres décideront de quitter l’entreprise dans laquelle ils se sentent désormais en danger. Bien entendu, il faut un certain turnover pour amener du sang neuf. Mais, dans la grande majorité des cas, les départs non souhaités sont problématiques. Inutile de souligner l’impact négatif que chacun de ces comportements peut avoir sur l’entreprise.

Est-ce que, en 1998, je serais resté dans cette grande société américaine si j’avais eu de vraies discussions de carrière avec mon management? Que se serait-il passé si on m’avait rassuré sur la valeur de mes compétences, non seulement en interne mais surtout par rapport au marché? Que se serait-il passé si j’avais pu expliquer à mes amis, ce soir-là, ce que je faisais et que j’aurais vu dans leurs yeux de l’intérêt, de la curiosité, de l’envie peut-être?

C’est apparemment contradictoire, mais c’est un fait: l’employeur qui donne à ses collaborateurs les outils nécessaires pour prendre en main leur propre carrière les rassure en fait sur leurs compétences et augmente leur motivation et leur productivité. Et c’est peut-être là que réside la grande nouveauté en talent management, pour garder et développer les talents qui feront le succès de l’entreprise en cette époque d’incertitude et de volatilité.

On ne refait pas l’histoire et la vie ne repasse pas les plats. Mais je suis convaincu que si mes managers avaient été formés pour mener de telles discussions de carrière, ma motivation aurait été autrement plus grande. Et même si j’avais finalement pris la décision de partir, mon départ n’aurait pas été une surprise.

 

1 The war for talent, The McKinsey Quarterly, 1998, 3. ELIZABETH G. CHAMBERS, MARK FOULON, HELEN HANDFIELD-JONES, STEVEN M. HANKIN, AND EDWARD G. MICHAELS III, Copyright © 1992-2007 McKinsey
& Company

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Gilbert Bapst dirige l’antenne suisse romande de Right Management, filiale du groupe Manpower spécialisée dans le conseil RH.

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