«Le vrai enjeu est de réussir à capturer une pensée pour la transformer en idée»
Comment tirer profit des pensées originales de vos collaborateurs? Référence mondiale de cette innovation par le bas, le belgo-américain Philippe Byosiere détaille ici les étapes du processus.
Photo: Max Pinckers / www.maxpinckers.be pour HR Today
Le professeur Philippe Byosiere est une référence mondiale dans le domaine de l’innovation issue des collaborateurs. Durant les années 1990, il a collaboré avec le professeur Ikujiro Nonaka, père des théories de la gestion de la connaissance en organisation. Aujourd’hui, Philippe Byosiere enseigne à la Graduate School of Business et à la Graduate School of Technology and Innovation Management de l’Université de Doshisha à Kyoto, au Japon. Il intervient régulièrement à l’Université de Michigan-Ann Arbor aux États-Unis. Il est également le créateur de la méthode «Feel to Leap», avec laquelle il accompagne les organisations dans leurs efforts pour mieux capter les pensées de leurs collaborateurs afin de les faire évoluer vers des vraies idées innovantes. Par Skype depuis Gand en Belgique, où il passe ses vacances d’été et d’où il est originaire, il nous a accordé cet entretien le 3 septembre 2021.
L’accélération du temps et la complexité croissante de l’économie renforcent-elles la nécessité de récolter les pensées des collaborateurs?
Philippe Byosiere: Oui et non. Récolter les pensées des collaborateurs est une pratique ancienne. Mais certaines organisations réussissent mieux que d’autres. Cela dit, plusieurs phénomènes récents facilitent l’accès à ces pensées qui viennent d’en bas.
À quels phénomènes pensez-vous précisément?
La digitalisation et l’économie des plateformes. Ces technologies facilitent la mise en relation entre individus et entreprises. Je pense par exemple aux journalistes freelances, aux graphistes ou aux designers qui peuvent désormais proposer leurs services directement via ces plateformes aux entreprises. De ce point de vue, l’innovation est plus accessible aujourd’hui. D’un autre côté, j’estime que nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins entre une forme de liberté des individus et le développement de leurs idées dans un contexte organisationnel. Avant les plateformes digitales, celui ou celle qui avait une idée originale devait suivre un processus rigide imposé par son entreprise. Aujourd’hui, il ou elle peut très bien exporter son invention ailleurs.
C’est le fameux exemple de WhatsApp...
Oui, absolument. Les deux ingénieurs qui ont développé WhatsApp travaillaient chez Apple puis chez Yahoo!, deux organisations qui n’ont pas vu l’intérêt de ce système de messagerie gratuit et sécurisé (acheté en 2014 par Facebook pour 19 milliards de dollars, ndlr).
L’entreprise a donc intérêt à se préoccuper des idées de ses collaborateurs...
Oui. En principe, si une pensée est bonne, elle trouvera toujours preneur. Et cela risque d’être une perte pour l’organisation. Avec notre méthode «Feel to Leap», nous avons cartographié le mécanisme derrière cette créativité individuelle afin de mieux comprendre comment elle se transforme en innovation. L’objectif est de maintenir cette innovation à l’intérieur de l’organisation, car c’est très souvent l’entreprise qui contribue à l’augmentation des connaissances de ses collaborateurs. La guerre des talents dont tout le monde parle – surtout dans le secteur IT – illustre cette concurrence entre les entreprises pour garder les collaborateurs les plus créatifs. Cette richesse cognitive est un enjeu énorme. Et tout cela va à une vitesse phénoménale.
Seulement 10% de ce potentiel d’innovation des collaborateurs est utilisé. Comment l’expliquez-vous?
On ne le sait pas vraiment (sourire). Les entreprises n’aiment pas prendre de risques. Mais la vraie question est la suivante: les personnes en charge d’évaluer ces pensées font-elles du bon travail? Une pensée peut paraître risquée au premier abord, mais c’est en la développant et en analysant son potentiel réel que vous saurez si elle a de la valeur ou non. C’est ce processus qui est souvent mal fait.
Avez-vous des exemples?
Aki Maita, une informaticienne de 27 ans, vivait seule, travaillait de longues heures et rêvait d’un animal de compagnie. Cependant, elle ne trouvait pas responsable d’avoir un chien, car elle n’avait pas le temps de s’en occuper correctement. Elle a alors eu l’idée de concevoir un chien virtuel... Elle avait les compétences, la connaissance et l’esprit entrepreneurial qui lui ont permis de développer un programme très simple. Le Tamagotchi était né. Son employeur Bandai a depuis généré plus de 5 milliards de dollars grâce à cette innovation. Le contexte dans lequel une idée émerge est donc extrêmement important. Si elle avait travaillé pour IBM, CISCO ou une autre multinationale, aurions-nous fait connaissance avec Tamagotchi?
D’autres exemples?
Les géants Ford et Honda se sont inspirés des suggestions de leurs collaborateurs pour créer des produits innovants qui n’ont rien à voir avec leur activité traditionnelle. Honda a créé un Sound-Sitter, qui est un jouet pour bébé qui reproduit les sons d’une voiture, des vibrations très proches de ce qu’un enfant entend dans le ventre de sa mère. Ford a développé un couffin utilisant les mêmes techniques. Personne n’aurait imaginé voir ces produits sortir de leurs usines. Mais les employés de Ford et Honda sont aussi des parents et si vous avez été parent un jour, vous savez que le vrombissement d’une voiture est un formidable somnifère pour un enfant en bas âge. Et ces inventions vont encore plus loin. Pour ces deux marques, il s’agit de séduire des futurs consommateurs d’automobiles.
Donc ces idées originales semblent, à première vue, assez farfelues...
Oui, exactement. Si le potentiel est là dès le départ, peu d’entreprises prennent le temps et le risque de l’explorer. Elles estiment que ces inventions sont trop éloignées de leur cœur de métier et s’en désintéressent.
Quel est le contexte organisationnel le plus favorable pour faire émerger une idée?
Notre méthodologie «Feel to Leap» a deux composantes principales. La première – le «feel» – est une affaire de ressenti. Comment les collaborateurs perçoivent-ils leur environnement professionnel et personnel? Nous avons découpé ce processus perceptif en trois séquences. Le premier est le ressenti. Le deuxième est émotionnel, lié à la motivation. Et le troisième combine l’expérience personnelle et professionnelle. Réunies ensemble, ces trois séquences sont uniques à chaque individu.
Comment cela se passe-t-il concrètement?
Quand une pensée traverse votre esprit, la plupart du temps vous la laissez filer. Nous appelons cela un «brain twist». Nous essayons donc de capturer cette pensée, qui n’est pas encore une idée. Si vous ne notez pas vos pensées immédiatement, elles disparaîtront. Mais si votre intuition vous indique que cette pensée était intéressante, essayez de la mettre par écrit. Dans la pratique, nous recourons à un processus organique: un trajet d’innovation au sein d’une société. Les collaborateurs se rassemblent et nous les encourageons à partager leurs pensées. Une fois capturées, nous les hiérarchisons en les soumettant à un «panel expert»: un ou deux directeurs, un client, un fournisseur... qui fait un premier tri en évaluant leur potentiel réel. Les idées restantes sont présentées aux collaborateurs, qui participent au choix final. Cette étape réalisée, ces pensées originales peuvent être partagées sans crainte.
C’est la deuxième composante de notre processus, le «leap»?
Oui. Il s’agit là de prendre le leadership en parlant de cette pensée et en la confrontant à la réalité. Ce n’est pas facile d’aller vers les autres pour les inviter à vous suivre. Mais ce sont les autres qui vont vous aider à transformer cette pensée en idée. En anglais, nous utilisons l’expression: «Having a half baked idea» qui signifie littéralement que votre idée n’est mûre qu’à 50%. Si vous êtes tout seul, vous développerez une idée à 50%. Pour le 50% restant, vous aurez besoin des autres. Trop souvent, les entreprises souhaitent des idées développées à 100% alors que c’est à elles de poursuivre le processus jusqu’au bout. Enfin, ces pensées devenues idées sont traduites en nouvelles opportunités d’affaires, en interne ou même en externe. Cela peut être des améliorations de processus, des nouveaux produits ou services.
Comment procédez-vous concrètement pour attraper une pensée?
Nous avons développé une procédure spécifique à cet effet, la méthode MOSAIC. En résumé, il s’agit d’identifier une pensée originale et de la mettre par écrit. Quand je donne une conférence, j’ai l’habitude de demander aux participants de réfléchir à une pensée qu’ils ont eue par le passé et qui, selon eux, vaut la peine d’être développée. Ils doivent ensuite la mettre sur papier en dix mots. Puis je leur demande si cette pensée leur appartient ou s’ils l’ont entendue ou lue ailleurs. Troisième étape: qui d’autre que vous pourrait comprendre et apprécier le potentiel de cette pensée? Ce sont des questions à la fois simples et compliquées.
Dans leur livre «Ideas Are Free», Robinson et Schroeder conseillent de poursuivre les petites idées plutôt que les grandes. D’accord?
Oui, absolument. La littérature scientifique dans le domaine de l’innovation a énormément évolué ces dernières années, commençant par Clayton Christensen’s: «Disruptive Innovation»; Vijay Govindarajan: «Reverse Innovation»; Henry W. Chesbrough: «Open innovation» et Gerard Tellis: «Unrelenting Innovation», qui montre comment certaines grandes innovations ont tué dans l’œuf d’autres petites innovations. C’est le cas notamment du walkman de Sony, inventé à la fin des années 1970 et produit jusqu’à la fin des années 2010! Une invention géniale mais qui a trop duré et qui a empêché d’autres produits de voir le jour.
Êtes-vous d’accord avec le titre «Ideas Are Free»?
Oui, une pensée est gratuite. Mais le vrai enjeu est de réussir à la capturer pour la transformer en idée. Certaines entreprises le font très bien, d’autres pas du tout. Et les RH ont un rôle important à jouer pour faciliter cette captation de pensées originales. Car si vous avez des bonnes idées et que votre organisation ne vous soutient pas, vous irez ailleurs. Cela va créer de la frustration des deux côtés. Et cette collaboration ne se limite pas aux frontières de l’entreprise. Développer une pensée originale peut aussi inclure un client, un fournisseur ou un partenaire externe. C’est ce que j’ai appris durant mes années de collaboration avec Ikujiro Nonaka: la connaissance vous donne du pouvoir, mais partager cette connaissance (à la fois tacite et explicite) avec d’autres vous apporte encore plus de pouvoir.
Rémunérer ces idées par des bonus n’est pas une bonne idée. D’accord?
Partiellement. C’est très difficile de chiffrer la valeur d’une pensée. Quand Toyota a racheté en 1984 l’usine NUMMI (New United Motor Manufacturing, Inc. – aujourd’hui propriétaire de Tesla, ndlr) en Californie, ils ont introduit un système de bonus pour rémunérer les idées des collaborateurs. Trois ouvriers ont alors suggéré une nouvelle manière de gérer l’inventaire, une suggestion qui a permis d’économiser des dizaines de milliers de dollars. Les trois cols bleus s’attendaient à recevoir une grosse prime, mais les dirigeants de Toyota leur ont offert à chacun un cadeau symbolique: des vêtements, des chaussettes et des gadgets de la marque Toyota. Ce geste aurait été très apprécié au Japon, mais cela n’a pas du tout plu aux trois ouvriers californiens...
Qu’en est-il du timing?
Ce n’est jamais le bon moment pour faire émerger une pensée. Il s’agit plutôt de réduire l’écart entre l’apparition de l’idée et la maturité du marché. Le contexte est donc important.
Pourquoi les entreprises japonaises sont-elles si bonnes à récolter les idées de leurs collaborateurs?
Je ne suis pas d’accord avec votre constat. Les entreprises japonaises ne sont pas si innovantes. Ce sont des organisations très hiérarchisées où l’ancienneté prime avant tout. La relation maître-apprenti, qui permet le transfert des connaissances tacites, est un autre frein. Les jeunes Japonais doivent souvent attendre plusieurs années avant de pouvoir exprimer leurs pensées. Il y a bien sûr des exceptions, comme Nintendo et l’industrie des Mangas à Kyoto par exemple. Mais il y a une grande différence entre l’innovation et l’amélioration Kaizen et le Lean management.
Qui sont les bons modèles en termes d’innovation par le bas?
Toutes les entreprises veulent être comme Google, Apple ou Microsoft (sourire). C’est comme si j’aspirais à courir comme Usain Bolt. Mais avez-vous vu mon physique? Jamais je n’atteindrai son niveau (rires). Pareil pour les entreprises. Elles doivent accepter leur différence et leur unicité. Pour conclure, je recommande vivement les contributions de deux professeurs de Wharton à la gestion de l’innovation: les livres d’Adam Grant «Originals» et «Think Again», ainsi que l’ouvrage de Stewart Friedman «Total Leadership». Son livre est excellent, car il touche autant à l’individu, qu’à sa famille, qu’à son travail et qu’à sa communauté.