Les entreprises doivent-elles s'occuper de la fertilité de leurs employées?
La congélation des ovocytes des collaboratrices, une nouvelle prestation RH qui arrive en Suisse, soulève plusieurs questions. Deux praticiens RH en débattent.
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POUR - Responsable RH, Ingrid Alsinet a exercé en Suisse comme à l’étranger dans des structures internationales IT, financières et pharmaceutiques.
«On imagine déjà les dérives. Tout changement interroge et c’est un devoir que nous avons en tant que spécialiste RH que d’ouvrir le débat mais ne cédons pas à la peur.
La congélation des ovocytes proposée aux employées n’est pas une obligation mais une possibilité offerte sans discrimination pour autant que l’on soit employé dans une des entreprises proposant cette possibilité. Elle permet aussi à certaines collaboratrices de pouvoir bénéficier de cette prestation qui dans d’autres circonstances ne leur aurait pas été accessible. Elle n’empêche nullement lesdites employées de pouvoir avoir des enfants sans y faire appel. Enfin, la congélation d’ovocytes semble majoritairement corrélée à des choix personnels de vie qu’à une influence professionnelle car la congélation d’ovocytes ne garantit en rien le fait de devenir parent.
Certains métiers nous obligent déjà en tant que spécialistes RH d’être informés d’un désir d’enfant afin de remplir notre devoir de protection. Il n’est pas rare dans d’autres secteurs d’être au cœur de certaines confidences et nous sommes soumis à la confidentialité.
Avoir un cadre c’est tout l’enjeu. S’assurer que les employées bénéficient de la même information et des mêmes droits que si la congélation d’ovocytes avait été faite ailleurs avec toutes les garanties de préservation du secret médical. Cette démarche doit être entièrement détachée de l’activité propre de l’entreprise. Mais qu’en est-il des autres employés qui ne peuvent se voir proposer la congélation d'ovocytes?
Enfin, ne nous méprenons pas! Il ne faudrait pas au sein des entreprises que cette possibilité remplace les actions en place ainsi que d'autres initiatives de l'employeur dans un objectif de work-life balance. Et n'oublions pas non plus que certaines entreprises sont d'ores-et-déjà à l'ère du work-life blending avec tous les avantages et inconvénients de ce nouveau modèle.
«Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», disait Rabelais. Ainsi, le débat ne serait-il pas in fine avant tout sociétal?»
CONTRE - Stéphane Haefliger est membre de la direction de Vicario Consulting SA depuis 2019.
«Trois arguments plaident pour rejeter avec force une telle initiative:
- Le principe éthique. Lorsque votre employeur cherche à s’immis- cer dans votre vie intime, protégez-vous avec force! Vous lui confiez – en tant que cadre – vos meilleures années, votre rémunération, vos assurances sociales, votre caisse de pension, vos formations. Il garantit votre prêt hypothécaire par votre salaire. Pensez-vous judicieux maintenant de l’intégrer dans la conduite de votre projet de maternité? N’est-ce pas lui accorder trop de pouvoir? L’embarquer ainsi dans votre chambre-à-coucher ne vous gêne-t-il pas?
- Le principe de mémoire. Les entreprises sont aussi des lieux de contrôle. Elles ont toujours cherché à maîtriser les corps des collaboratrices·teurs. Depuis Taylor (la maîtrise des déplacements) en passant par l’UBS (et leur dress code de 44 pages précisant la couleur des sous-vêtements), sans oublier le tracking de votre Tesla professionnelle.... Elle vous dit à quelle heure travailler, avec qui échanger, à qui rapporter, comment se comporter, quel résultats obtenir, quand prendre des vacances, sur quelle modalité communiquer. N’est-ce pas suffisant? Ou souhaitez-vous lui permettre de prendre des options sur la décongélation de vos ovocytes?
- Le principe de réalité. Comment l’employeur justifie-t-il son projet? Par de l’enfumage marketing: «répondre aux besoins de la génération Z». L’on sait très bien que la génération Z n’existe pas et que cette cohorte d’individus n’est pas homogène, notamment en lien avec leur classe sociale d’appartenance. Quant à favoriser la carrière des femmes, je suggère à Merck Suisse de nommer davantage de femmes dans des positions de cadres supérieures.»