«Les entreprises ont un pouvoir énorme de changer le monde»
Les problèmes environnementaux sont connus. Ce qu'il nous faut maintenant, ce sont des solutions. C'est l'appel lancé par Bertrand Piccard, auteur du premier tour du monde en avion solaire, dans son livre «Réaliste». Avec sa fondation Solar Impulse, il en a déjà trouvé plus de 1350! Interview.
Bertrand Piccard, Fondation Solar Impulse. Photo: Aurore Delsoir
Vous prônez le réalisme, dans une voie qui soit logique autant qu’écologique. Quand on voit une guerre lancée aux portes de l’Europe, alors qu’on sort à peine d’une pandémie mondiale, le réalisme ne nous mène-t-il pas plutôt au pessimisme? Tout semblerait bon pour repousser les efforts nécessaires à la protection de notre environnement...
Bertrand Piccard: Au contraire. Le réalisme vise justement à obtenir des résultats indépendamment de l’idéologie. Aujourd’hui, nous sommes très prisonniers des idéologies — idéologies de gauche ou de droite, idéologies économiques, idéologies écologiques, idéologies humanitaires... Ce qu’il faut, c’est aller au-delà de toutes ces idéologies et voir ce qu’on peut obtenir comme résultats en tenant compte de la nature humaine. La nature humaine n’est pas forcément bonne. On voit que certains sont capables de polluer ou de détruire la planète par intérêt personnel et on comprend que ce n’est pas en appelant à la bonté humaine qu’on va réussir. C’est justement là qu’il faut arriver à montrer aux gens qu’il est dans leur intérêt, économiquement, financièrement, politiquement, de mettre en place des mesures de protection de l’environnement. Ce n’est pas par bonté, ni par compassion, ni par empathie, car cela ne marcherait pas. Aujourd’hui, grâce à l’avancée de très nombreuses solutions techniques, il est devenu beaucoup plus rentable de protéger l’environnement que de le détruire.
La protection de l’environnement ne peut devenir réalité que si elle devient financièrement rentable et enthousiasmante, dites-vous. Voyez-vous un/des rôles à jouer spécifiquement par les directeurs des ressources humaines en la matière?
Un des enjeux aujourd’hui consiste à arriver à changer le narratif de l’écologie. Pendant longtemps, l’écologie a été comprise comme quelque chose de cher, de rébarbatif, de menaçant, de sacrificiel. Il fallait renoncer à son confort, à sa mobilité, à la croissance économique, etc. Cette façon d’envisager les choses n’a pas connu beaucoup de succès, reconnaissons-le. Nous avons toujours davantage de pollution et d’émissions de CO2. Il est donc indispensable de changer de narratif. Le nouveau narratif de l’écologie doit être enthousiasmant. Il doit être financièrement rentable. Il doit être rassembleur, fédérateur. Ce nouvel élan doit être donné par celles et ceux qui s’expriment. Et, dans les entreprises, ceux qui s’expriment le plus à l’interne, ce sont les responsables des ressources humaines. C’est à eux de faire passer ce message.
Sauf exception, les DRH ne se sont pas encore beaucoup positionnés sur le sujet de la durabilité. Y a-t-il là un territoire sur lequel s’affirmer, aux côtés des responsables de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ou du développement durable, par exemple?
Il convient certainement qu’un maximum de gens en entreprise en parle. La RSE, généralement, le fait dans les rapports externes et les RH vont pouvoir en parler pour l’interne. Le mieux serait évidemment que le narratif soit aussi repris par les CEO et les présidents des conseils d’administration.
À ce titre, Ilham Kadri, la CEO de Solvay (groupe belge actif dans la chimie, ndlr), est admirable. Plus largement, Solvay, depuis toujours, joue ce rôle de pionnier, autrefois sur le plan social, aujourd’hui dans les solutions déployées pour protéger l’environnement. Le positionnement des DRH est important, d’abord pour recruter, parce qu’aujourd’hui, assez curieusement, il est devenu difficile d’attirer des talents. Ce ne sont plus les entreprises qui choisissent qui vient travailler chez elles. Ce sont les individus qui décident où ils vont aller travailler. Par conséquent, le DRH qui veut attirer des talents doit vraiment pouvoir positionner l’esprit de l’entreprise dans le développement durable, dans les valeurs entrepreneuriales, dans les valeurs humaines, dans la qualité relationnelle. Au-delà du recrutement, le DRH est écouté comme celui qui définit la culture de l’organisation et il lui revient dès lors de promouvoir cet esprit de respect pour l’environnement, de respect pour l’être humain, de durabilité pour que tout le monde en soit imprégné, dans un monde où l’urgence et la finance prennent parfois le dessus.
On peut découvrir sur le site de la Fondation Solar Impulse plus de 1350 solutions pour combattre le changement climatique. Bon nombre d’entre elles sont l’initiative de start-up ou d’individus. Le DRH peut-il avoir prise pour en stimuler dans son organisation?
À travers la Fondation Solar Impulse, nous voyons qu’il existe énormément de solutions pour protéger l’environnement, que ces solutions sont rentables pour les entreprises, qu’elles créent des emplois, qu’elles créent de l’enthousiasme... mais elles ne sont pas suffisamment connues. Soit on ne sait pas qu’elles existent, soit on pense qu’elles sont trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui est faux. Le DRH peut favoriser la diffusion des connaissances à ce niveau dans son entreprise, faire réfléchir, pousser à se remettre en question. Par exemple en organisant des séminaires internes sur les solutions en matière de protection de l’environnement. Nous serions ravis de collaborer avec des entreprises qui feraient cela. Certaines entreprises misent sur le participatif pour stimuler l’innovation. Beaucoup ne le font pas du tout. Or, il y a énormément de choses à développer. Cela dit, il faut rester réaliste: si chaque individu a du pouvoir à son niveau et peut changer son petit monde à lui, il ne peut pas changer le monde entier. Alors que les entreprises ont un pouvoir énorme de changer le monde entier. On voit toutefois que, quand il s’agit de mettre en évidence des solutions qui protègent l’environnement, les entreprises n’ont pas beaucoup de temps pour cela. Il y a un impératif de rapidité, de procédures, etc. Donner du temps aux équipes pour le faire passe au second plan. Ce n’est pas la priorité. Pourtant, prendre ce temps et encourager le développement de nouvelles solutions devraient l’être, car elles peuvent être des marchés pour l’avenir. Il existe, par exemple, des plateformes pour échanger les déchets entre les entreprises: des entreprises communiquent les déchets qu’elles génèrent et d’autres les recherchent pour les utiliser comme nouvelles ressources. Tout le monde devrait le faire. Il y a encore très peu de déchets aujourd’hui qui sont vraiment réutilisés. Il y a donc encore beaucoup d’informations et de sensibilisation à faire passer.
De quelles façons les entreprises peuvent-elles changer le monde?
Pendant longtemps, on a considéré que le seul rôle de l’entreprise était de dégager des dividendes pour ses actionnaires. On a maintenant compris que ce ne sont pas uniquement les actionnaires qui sont au centre de l’entreprise. Ce sont toutes les parties prenantes: les salariés, les fournisseurs, les clients, la société en général, l’environnement. Ce qui est très intéressant, c’est qu’il y a là trois niveaux pour agir. Un premier niveau est celui de la bienveillance. Une entreprise qui a de la bienveillance pour ses salariés, ses clients et ses fournisseurs est une entreprise qui fonctionne mieux. Ce n’est pas qu’une question de chiffres. C’est une question d’attitude. Une attitude bienveillante permet à l’entreprise de se développer correctement. Un deuxième niveau est celui de la protection de l’environnement. Nos infrastructures, nos systèmes et nos processus sont inefficients. Nous vivons dans une société de gaspillage et nous ne nous en rendons plus compte. Je définis l’efficience comme la capacité à obtenir un résultat maximal en consommant un minimum de ressources. Ce n’est pas la même chose que l’efficacité qui, elle, ne tient compte que du résultat et non du moyen pour y parvenir. Pour une entreprise, mettre en place des processus plus efficients et commercialiser des produits qui protègent l’environnement devient de plus en plus rentable. Enfin, un troisième niveau est le niveau politique. Souvent, les gouvernements n’agissent pas en prétendant que, s’ils poussent trop la protection de l’environnement, ce sera néfaste économiquement pour les entreprises. Le rôle des entreprises aujourd’hui doit être d’encourager les gouvernements à agir. Si elles demandent elles-mêmes la modernisation des normes environnementales ou énergétiques, les gouvernements n’auront plus d’alibi pour ne pas agir. Avec la Fondation Solar Impulse, nous l’avons déjà fait à deux reprises: toutes les entreprises partenaires ont pris position et ont appelé les gouvernements à poser des exigences plus importantes au plan écologique, ce qui est de nature à tirer le marché des solutions qui protègent l’environnement.
Doit-on considérer les ressources humaines sous cet angle également? Les entreprises sont-elles efficientes dans la gestion de l’humain au travail? Ou ont-elles tendance à aussi gaspiller leurs ressources humaines?
Pour moi, la protection de l’environnement et la protection de l’être humain dans l’entreprise participent du même ensemble, se mêlent sous un chapeau qui est celui de la compassion et du respect. On doit arriver à mettre plus de compassion et de respect dans tout ce qui nous entoure, que ce soit l’environnement, la biodiversité, l’être humain. Nous devons tenir compte des dégâts et des souffrances que nos comportements inappropriés peuvent avoir. Aujourd’hui, il y a un manque de compassion et de respect terrible pour tout ce qui nous entoure. On lance des guerres, on maltraite les animaux, on détruit l’environnement, on abîme la qualité de vie des autres sans considération pour les souffrances qu’on inflige. Il y a toute une économie circulaire à développer au plan des ressources matérielles, mais aussi des ressources humaines. Et l’équation de la rentabilité et de l’enthousiasme est la même. Par exemple, si on parvient à requalifier des travailleurs dans d’autres domaines, à les aider à se re-former et à se reconvertir, on fera du bien sur le plan humain et sur le plan économique. On ne peut plus considérer les gens comme de simples outils. Il faut montrer que compassion et respect sont des valeurs fondamentales qui rapportent aussi à celui qui les met en œuvre.
Référence
Bertrand Piccard: Réaliste — Soyons logiques autant qu’écologiques, Éditions Stock, 2021, 200 pages
Partenariat
Cette interview a été réalisée par Htag, un nouveau magazine RH belge édité par Références, la plateforme multimédia dédiée à l’emploi du groupe de presse Rossel. HR Today et Htag sont partenaires.