Survivre à une faillite

«Les entreprises tardent trop avant de demander de l’aide»

Kornel Tinguely et Gilbert Staehli, experts en finance et controlling de la place lausannoise, reviennent ici sur les étapes d’une mise en faillite. «L’erreur classique est d’ignorer les signaux avant-coureurs», disent-ils. «Oser en parler et demander de l’aide», sont des actes difficiles mais salvateurs.

Quels sont les signaux d’alarme qui peuvent indiquer un risque de faillite?

Gilbert Staehli: Le principe comptable est le suivant. Il faut chercher un équilibre entre les actifs circulants (dans les grandes lignes: la trésorerie + les créances, soit les personnes qui vous doivent de l’argent), les stocks (qui tournent!) et les capitaux à court terme (les fournisseurs les factures à payer). Si cet équilibre est rompu, il faut s’inquiéter. La trésorerie devrait toujours être active, afin de payer les fournisseurs dans les délais. En cas de problème, l’enchaînement est très rapide. Les premiers rappels arrivent, les sociétés d’encaissement vont commencer à vous harceler, avec des frais supplémentaires. Souvent les entreprises démarrent avec très peu de fonds. Pire encore, certains entrepreneurs utilisent leur caisse LPP pour se lancer. C’est très risqué car même 100000 francs de fonds propres, s’ils sont mal gérés, sont vite dépensés.

Kornel Tinguely: Oui, vous avez là les signes avant-coureurs pour l’entreprise qui va partir en faillite. Notre rôle chez Creditreform est plutôt de surveiller les risques du client extérieur. A quoi dois-je faire attention quand je travaille avec une entreprise? Quand est-ce que je risque de ne plus être payé? Nous sommes actifs dans les renseignements commerciaux, en amont du risque, et le recouvrement de créance. Nous avons donc accès à certaines informations très utiles pour prévenir ces risques: une personne qui a déjà fait plusieurs fois faillite; une entreprise qui payait régulièrement ses factures dans les 30 jours et qui commence à traîner les pieds. Ce sont des signes avant-coureurs. Une fois que les poursuites arrivent, nous conseillons de ne plus fournir de prestations ou de biens à cette entreprise. Car le risque de ne plus être payé est trop élevé. Si une société fait faillite, vous allez aussi perdre de l’argent. Si vous êtes une start-up en démarrage et que vous avez une facture de 100000 francs qui n’est pas payée, cela peut être mortel.

Avez-vous un exemple?

KT: Je me souviens de la faillite du groupe Magro, qui détenait plusieurs grandes surfaces en Suisse romande. Ils avaient des problèmes de trésorerie depuis des années. Arrive un Français qui assure œuvrer pour le groupe Casino. Mais le groupe Casino fonctionne sur le modèle des franchises, donc être le gérant d’un supermarché Casino ne veut pas dire que le groupe est derrière vous. De nombreux fournisseurs ne le savaient pas et j’ai un client qui a investi 250 000 francs pour des nouveaux frigos en pensant que la situation financière du groupe Magro était désormais assainie. Pas un centime n’a été payé. Et quand nous avons constaté que l’investisseur français cherchait à vendre des bâtiments, donc à sortir des actifs du groupe Magro, nous avons fait une demande de faillite sans poursuites préalables et nous avons réussi à tout stopper rapidement. Mais si les gens s’étaient renseignés au préalable, tout ceci ne serait pas arrivé. Cela vaut donc parfois la peine d’investir un peu d’argent dans une fiduciaire pour vérifier que vos partenaires commerciaux sont solides financièrement.

GS: J’ai l’exemple d’un gérant d’un petit bar à café de Lausanne. Il voulait absolument engager une secrétaire-comptable pour avoir quelqu’un de bon marché, mais surtout afin de lui dire comment établir la comptabilité. A son arrivée, la secrétaire-comptable s’aperçoit qu’il y a plusieurs dizaines de commandements de payer en attente. L’entreprise n’a pas les moyens de régler ces factures et donc des petits acomptes de 100 francs sont versés pour éviter la mise en faillite. A nouveau, avoir l’appui d’un professionnel peut vous sauver la vie.

Si la situation se détériore à ce point, comment réagir?

GS: Je conseille de commencer par dresser un bilan. Il y plusieurs secteurs de liquidités dans une entreprise et il s’agit de cerner avec précision où sont les déséquilibres. Puis, il faut demander de l’aide.

KT: En tant que patron d’entreprise, je le dis sans ambiguïté: ayez en permanence une bonne vision de votre situation financière. Certaines entreprises ne sont pas capables de vous dire au mois de juin s’ils ont fait un bénéfice l’année précédente! On ne peut jamais exclure une surprise, mais c’est important de savoir où vous en êtes. Et quand un problème apparaît, il s’agit d’analyser la situation. Est-ce une difficulté récurrente, de longue durée ou ponctuelle? Puis, il faut réagir. Comment réduire les coûts? Et si l’entreprise n’arrive pas à assainir la situation elle-même, elle devrait demander de l’aide. De nombreuses sociétés auraient pu s’en sortir en réagissant à temps. Il existe également une étape avant la faillite, le sursis concordataire, qui permet de liquider ses dettes sous contrôle judiciaire. Cela vous accorde un temps de répit qui peut vous sauver la mise. Mais cet outil juridique est peu utilisé car les entreprises tardent trop pour demander de l’aide professionnelle.

A quel moment faut-il informer le personnel?

KT: C’est ce qu’il y a de plus difficile, car si vous l’annoncez trop tôt, vos bons éléments vont vous quitter, le personnel sera déstabilisé et moins productif. Et si vous l’annoncez trop tard, les gens se sentent trahis.

GS: Je me souviens du cas d’une banque genevoise. La faillite a été prononcée et les employés clés de l’entreprise sont partis. Ceux qui sont restés n’avaient pas de formation particulière et devaient effectuer des tâches importantes pour poursuivre les activités. Ils ont donc engagé des analystes pour identifier, dans le personnel restant, les profils qui pouvaient effectuer des tâches hors de leur cahier des charges. Et ce sont eux qui ont permis de stabiliser la situation et de payer les fournisseurs.

En cas de licenciement collectif, le droit prévoit une période de consultation afin de sonder le personnel sur ses idées pour assainir la situation, cela peut être une réduction du temps de travail, des réductions de salaire ou des congés non payés notamment. Que pensez-vous de cette implication du personnel pour trouver des solutions en cas de difficultés?

KT: Cela va dépendre du patron, des équipes en place et de la taille de l’entreprise. Cela dit, je pense qu’il faut impliquer vos collaborateurs le plus possible, et pas seulement quand vous avez des difficultés. Je ne crois pas aux patriarches qui décident de tout. Au contraire, si vous écoutez votre personnel, vous avez tout à y gagner. J’ai par exemple dans mon équipe des jeunes qui en savent beaucoup plus que moi sur les nouvelles technologies. Avoir des discussions ouvertes avec les collaborateurs est très enrichissant. Et quand on s’approche de la faillite, être transparent et communiquer clairement la situation peut effectivement être une manière de s’en sortir. Il y a peut-être un collaborateur qui est prêt à investir dans l’entreprise, voire même à reprendre le flambeau.

GS: Permettez-moi de rebondir sur le patriarche qui décide de tout. Pour lui, très souvent, il aura peur de communiquer les chiffres par crainte que ses collaborateurs découvrent le montant de ses bénéfices. Je me souviens d’un patron d’une menuiserie qui avait des problèmes de liquidités. Qu’a-t-il fait? Il est allé emprunter sur sa maison pour payer les salaires. Il s’en est bien sorti, mais ce manque de transparence aurait pu lui coûter très cher.

KT: C’est évidemment très difficile pour un patron d’aller dire à ses collaborateurs que l’entreprise est proche de la faillite. C’est dur pour l’ego. Je me souviens d’un cas où le patron est parti à l’étranger, définitivement, le jour avant que l’huissier passe dans l’entreprise pour annoncer la faillite et donc le licenciement de tous les collaborateurs. Il n’y a rien de pire pour un patron que d’annoncer un licenciement pour raisons économiques.

La faillite est prononcée, le point de non retour est arrivé, que se passe-t-il?

KT: Le jour où le juge prononce la faillite – ou le lendemain suivant l’heure à laquelle la faillite est prononcée – un huissier viendra dans l’entreprise. A partir de là, c’est l’office des faillites qui signe tous les documents. Il va ensuite licencier tout le monde selon les délais légaux. Les salaires qui restent à payer seront considérés comme étant de 1ère classe, donc s’il y a de l’argent qui ressort de la faillite, il ira d’abord pour payer ces salaires-là. Pendant cette période, l’office des faillites peut garder des collaborateurs pour poursuivre les activités. Selon les domaines, il y a des biens à liquider, des commandes à exécuter pour liquider le stock et pour faire rentrer de l’argent.

Quand on se retrouve au milieu d’une faillite, faut-il sauver sa peau ou celle de l’organisation?

KT: Le collaborateur doit penser d’abord à sauver sa peau. Il ne peut pas attendre le dernier jour pour trouver un nouveau job. Cela dit, le collaborateur doit tout de même rester fidèle à l’entreprise jusqu’au bout – s’il n’a pas encore trouvé un autre emploi – et essayer de terminer les activités. Si tout est liquidé et qu’il n’y a pas assez d’argent pour la 1ère classe, certains salaires ne seront pas payés. C’est donc dans l’intérêt du collaborateur de poursuivre ses activités.

Certains patrons font tout pour s’en sortir, mais ne sont pas soutenus par les banques...

GS: Oui, c’est juste. Je connais le cas d’un patron de chantier naval qui a rencontré des difficultés financières. La banque a coupé sa ligne de crédit et cela a été fatal pour lui. Il a baissé les bras et a dû vendre tout son stock aux enchères, à des prix très en-dessous du marché. Si la banque avait collaboré, il aurait sans doute pu s’en sortir.

KT: Les banques ne sont pas seules en cause. De nombreux clients de l’entreprise en faillite cesseront de payer les factures ouvertes. Et cet argent est très difficile à récupérer. Je peux vous parler de la faillite d’Ilford à Marly (canton de Fribourg), où je m’occupe du recouvrement des créances internationales, donc de toutes les entreprises qui doivent encore de l’argent à Ilford. C’est une tâche très difficile, car ces débiteurs trouvent toutes les excuses pour ne pas payer. Il y en a pour plus d’un million de créances à récupérer.

La faillite d’Ilford date de 2013, elle s’éternise?

KT: Oui. Une faillite peut durer des années. Dans le cas d’Ilford, je pense que cela va durer dix ans.

Quand est-ce qu’une faillite prend fin?

KT: Une fois que les procès entre les créanciers et les débiteurs sont terminés. Lorsque tous les biens sont vendus et que tout a été transformé en argent liquide. L’office des faillites paie ensuite les salaires, puis va auprès du juge pour établir un état de collocation. A ce moment-là, les créanciers touchent un dividende ou pas, dans ce dernier cas, ils reçoivent une attestation de perte. Et là, ça fait très mal. La faillite est ensuite close. Le tour est joué et on peut recommencer (sourire).

Gilbert Staehli

Gilbert Staehli, expert en finance et en controlling, est l’un des fondateurs de la Fiduciaire Staehli SA à Morrens (Vaud). L’entreprise compte 12 employés et est active depuis 40 ans en Suisse ro- mande. Leurs prestations: comptabilité, impôts, planification ou optimisation, tant pour les privés que pour les entre- prises. Lien: www.fiduciaire-staehli.ch

Kornel Tinguely

Kornel Tinguely est le directeur Creditreform Romandie GNT SA, active sur l’ensemble de la Suisse romande et à l’international (40 collaborateurs). Ses activités sont les renseignements commerciaux et le recouvrement de créances. Elle propose aussi des services de Credit Management, ainsi que de rachat de créances. Lien: www.creditreform.ch

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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