Les gens heureux ne sont pas pressés!
C’est sur le mur d’un restaurant que j’ai trouvé cette affirmation, dérivée d’un vieux dicton chinois. Je me suis alors souvenu de ma grand-mère, qui jadis aida beaucoup à mon éducation.
Illustration: IStockphoto
Dans une petite ville médiévale chargée d’histoire, au cœur du doux bocage breton, sa sagesse, empreinte de mémoire, de bon sens et d’humour, m’a donné une expérience particulière et définitive du Temps. Elle la résumait dans une simple phrase: «Ce qui se fait sans le temps n’y résiste pas».
Qu’est-ce que le Temps? Essayons de le décrire ou de le définir, non pas en théorie, mais dans l’expérience que nous en avons. Il est premièrement, pour chacun de nous, une perception. Cette perception non-sensorielle est exclusivement humaine. Si certains animaux en effet ressentent la durée, s’ils ont incontestablement de la mémoire, aucun ne semble capable de séquencer le temps écoulé, ni de se projeter dans le futur pour y organiser son activité. Cette perception humaine naît d’un long apprentissage: un enfant, jusqu’à l’âge adulte, va peu à peu apprendre cette faculté, parvenant à se situer de plus en plus précisément entre passé et futur, tout en acceptant l’évanescence du présent. Cette perception est fragile cependant: l’âge, la maladie, certains troubles psychiques, peuvent la perturber, parfois définitivement. Comme toutes nos perceptions, celle – très personnelle – que nous avons du Temps, peut être fausse. Ou faussée.
Dans les nombreuses organisations que je visite, il semble que nul n’a plus la maîtrise de son temps. Prendre rendez-vous devient une longue affaire, ponctuée de courriels, de sms et d’appels. Organiser une séance est un tour de force, éreintant et anxiogène. On pourrait même penser que cette indisponibilité est, pour certains, une question de prestige ou de légitimation: courant de séances en meeting, je justifie mon salaire et mon importance en devenant inaccessible, irrattrapable, insaisissable. Un courant d’air en quelque sorte…
Cette absence de temps auto-déclarée ne constituerait-elle pas encore un imparable argument pour se soustraire à ses devoirs ou à ses responsabilités? Le manager, qui n’ose pas la relation avec ses managés, faute de temps? Le directeur, sautant de réunion en réunion, pour éviter d’affronter les difficultés de son service et d’entreprendre avec courage de les régler? La finance, toujours pressée (ce qui permet de maintenir la pression); les RH, régulièrement débordées (ce qui excuse les retards ou l’absence de décision)…
Une programmation psychique inconsciente favorise la distorsion de notre perception du temps: une injonction fatale, assénée depuis l’enfance par nos parents, nos éducateurs et nos managers: dépêche-toi! Dépêche-toi, sinon maman va être fâchée! Dépêche-toi, sinon papa va te gronder! Dépêche-toi, sinon la maîtresse va te punir!
Le piège est subtil: cette maladie de l’urgence, cette impatience sans cause, cette illusion d’une accélération permanente, affolante, nous empêche de penser. De penser vraiment, à force de raccourcir tout le Temps. Peut-on aller jusqu’à dire que l’affolement de l’urgence est le meilleur moyen pour prendre le pouvoir et pour exercer un contrôle sur autrui? Oui, lorsque l’on constate que ce sentiment d’urgence détruit notre liberté intérieure: la maîtrise du temps. Viciée, cette perception m’épuisera finalement, et par contagion, stérilisera mes autres facultés humaines supérieures: l’aptitude à réfléchir avant d’agir, le sens du beau, l’audace, l’entraide naturelle à notre espèce, l’invention, la célébration…
J’en appelle encore à ma grand-mère: elle m’enseigna très tôt, le plus souvent par mimétisme, à ne pas vouloir «faire pousser l’herbe en tirant dessus». Sereinement, elle me donna l’exemple du temps de la méditation avant la décision, celui de la concertation avant l’action et celui de la douceur dans l’exécution. Puis j’appris d’elle les Temps de la contemplation, de l’émerveillement et de la célébration. Elle m’avait offert l’essentiel: le Temps retrouvé… plein d’humanité!