Management et spiritualité

L’esprit souffle où il veut, dans et hors les murs

Cette expression évangélique n’est-elle pas des plus libérales? Dans de nombreuses langues, l’esprit est dérivé de mots qui signifient le souffle. Pourquoi le traduit-on aujourd’hui souvent par «immatériel», comme si cette négation avait le moindre contenu? Mon hypothèse est que le «spirituel» devient dangereux lorsqu’on feint de le dématérialiser, de le désincarner.

L’invisible, l’intangible, ne désignent que deux limites dans l’ensemble des perceptions sensibles; cela ne signifie nullement qu’un geste de tendresse, une parole intime, un engagement, soient «immatériels». De même que le souffle se sent et s’entend, les idées animent le corps en tous ses sens, le transforment en le positionnant, lui permettent d’agir sur l’environnement physique. Opposer matière et esprit, sans définir ce dernier autrement que par la négation, est une bien sotte réduction. Le spirituel n’est ni réductible à un intime purement subjectif et individuel, ni à un esprit qui serait opposé à la matière, ni au religieux ou à un courant spécifique, et encore moins à une pratique d’hygiène mentale. Il est ouverture concrète à l’infini, d’où qu’il vienne.
 
Pour les philosophes grecs comme pour beaucoup d’autres, le «lieu» de l’esprit est l’infini; là où les idées peuvent circuler, s’opposer, se détruire et croître; là où l’esclave Epictète est à l’égal de l’empereur Marc Aurèle, parce qu’ils partagent la même expérience stoïcienne. On peut en trouver mille et une expressions dans toutes les cultures du monde: l’esprit est l’espace des libertés, non seulement du rêve à la fois nécessaire et dangereux, mais l’antichambre de toute création. Difficile d’être plus libéral. Mais une liberté n’est pas qu’individuelle. Il y a un fondement, à la fois tangible et intangible, un «stable»1: le «monde» des idées, notre monde, celui des sciences, des arts et des modes de vie (éthique). Le libéralisme classique n’est pas un relativisme contrairement à ce qu’on entend souvent, car il se fonde sur une valeur commune.
 
L’esprit peut être décrit comme cette capacité de penser sans être limité dans un territoire et un instant, tout en y étant bien situé. C’est cette capacité à s’engager, à promettre par-delà les années, à se rendre proche de personnes et de situations lointaines; bref à penser et à tenter de développer ses idées en actes, en relations, en objets, de même qu’à percevoir dans des personnes, mais aussi dans des choses, des valeurs d’infini qui ont et donnent du sens.
 

Dans et hors les murs

Cette confiance dans les libertés n’est pas séparable d’une égalité de principe, qu’un libéralisme réduit et réducteur – aujourd’hui encore dominant – ignore bien souvent, un «bien commun»: cette valeur qui fait à la fois la singularité de chacun en son intimité et qui pourtant est commune et nécessite la médiation des autres. Cette similitude entre les personnes – travailleuses et consommatrices – ne les réduit pas à une masse de vendeurs, d’acheteurs... et d’exclus. Car – et tel est le point crucial – la liberté intérieure ne se déploie et ne devient tangible que lorsqu’elle est en synergie, en «co-liberté». Ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle des autres, selon la devise individualiste, elle commence là où commence celle des autres. Nous sommes en effet plus libres dans un monde où les autres sont plus libres. De même, cette approche spirituelle, définie par le principe que l’intime de chacun se révèle au contact des autres, donne plus d’extension à la responsabilité personnelle: celle-ci ne s’arrête ni à soi, ni à sa famille, ni à son organisation. Certes elle demeure dans les murs, mais elle s’étend hors les murs pour revenir en aller-retours. La «co-responsabilité» n’est pas une dilution de la responsabilité, mais son extension.
 
On perçoit qu’il y a de la générosité dans le spirituel, parce qu’il est fondé sur la conscience d’une richesse: une confiance partagée en des valeurs vécues comme communes. Si le spirituel peut être considéré comme «ressource intérieure», c’est parce qu’à l’intime de chacun se trouvent des enjeux et valeurs universels qui ne peuvent être vécus qu’à condition de les partager. L’appel à la bienveillance au cœur de chacun ne suffit pas, car cette ressource nécessite pour éclore tout au long de la vie le tutorat d’autrui, des médiateurs, des pédagogues des «accoucheurs», des personnes à la conscience élargie par la souffrance perçue; toutes sont porteuses d’itinéraires culturels. Ce n’est pas facile, car l’obstacle à l’esprit, c’est la peur, la peur de ne pas avoir. Ce n’est pas seulement une peur logée au fond de chacun qu’il suffirait d’extraire par un exercice spirituel apaisant. Elle est aussi dans toutes les organisations, notamment les institutions, toutes occupées à se protéger, à lisser et sécuriser leur image. Il faut des médiateurs, créateurs de nouvelles relations; il y en a, mais cela suppose des bouleversements.
 
Est spirituelle une puissance de libération pour soi et pour autrui, fondée sur la perception d’une valeur commune, comme un intangible – cette fois-ci au sens normatif: auquel il ne faut pas toucher – que nous pouvons appeler: liberté ou intelligence, cette dignité qui, au cœur de chacun, est la source enfouie et à dégager de créativité.
 

Quand le spirituel devient tangible

Le domaine spirituel en ce sens n’est rien d’autre que le culturel: plus un homme a pu se développer au contact de disciplines culturelles, celles de la vie quotidienne comme celles des arts et des sciences, plus il a cette capacité de «toucher» et d’«être touché», de choisir et d’être choisi. Il a été touché par la générosité, la capacité de trouver du sens, inhérente à chaque ouverture culturelle, portée par des personnes et par des œuvres. Le spirituel est rendu tangible dans chacune des grandes disciplines, ou domaines culturels, depuis l’art de la cuisine jusqu’à la musique classique, en passant par toutes les formes d’écriture et les arts de l’habitation. On identifie la dimension spirituelle surtout par le religieux (lui-même ensemble de disciplines culturelles), la pratique de la méditation en dehors de toute religion2, l’esthétique, et l’éthique (amour, engagement sociétal et politique). Mais toute culture forte est spirituelle en tant que porteuse d’un sens qui relie les personnes par leur intime. On oublie par exemple souvent les sciences, et pourtant, il n’y a science que dans la foi commune et partagée en «communauté scientifique» dans un invariant: non pas la vérité qui est l’horizon, mais l’expérience passionnée de la construction rationnelle, impossible sans la confrontation dialectique ouverte à toute intelligence.
 

La spiritualité dans le management

Qu’en est-il des disciplines du management, à la fois arts et sciences, objectivité partagée et engagement personnel? «Manager» signifie organiser
des relations, «aménager» des capacités individuelles au sein de capacités institutionnelles avec diverses ressources humaines et non humaines (et non pas matérielles et immatérielles), au sein et au dehors de l’organisation, dans et hors les murs. En bref, cela signifie optimiser la réciprocité des libertés: faire en sorte que celles-ci ne se détruisent pas les unes les autres, mais au contraire se renforcent pour produire les synergies nécessaires, innovantes en situation. Aménager la maison (eco-) par des relations à la fois justes et ajustées (-nomie), est-ce œuvre spirituelle, ou simplement instrumentale? Telle est la véritable opposition entre un libéralisme réducteur et un autre, authentique, fondé sur la plénitude de la raison et des sens.
 

L’expérience de la réciprocité

Certes, l’organisation doit être fonctionnelle c’est-à-dire productive. La question est dans la définition des fins et des moyens. Instrumentaliser une personne n’est pas non plus négatif, car il relève de la dignité de chacun d’être utile, librement, et par là co-créateur de liens de collégialité et de travail. Une conception spirituelle de la relation de travail signifie que soient valorisées aussi bien la conscience d’être utile au sein d’un ensemble de relations dignes, la créativité personnelle, et une participation à l’épanouissement de ses collègues et d’autres parties prenantes. La spiritualité du travail se retrouve dans la valeur de la rémunération qui permet à la personne re-connue, ré-compensée, ré-confortée, de faire trois fois l’expérience du don: celui qu’elle a fait en payant de sa personne, celui qu’elle reçoit par la rémunération, et celui qu’elle peut faire à son tour en offrant à sa famille ou à d’autres diverses valeurs. La spiritualité du travail c’est l’expérience puissante de la réciprocité.
 
La différence n’est donc pas dans l’utilité, mais dans sa réduction à un objectif immédiat – qu’il s’agisse du chiffre, ou d’une autre forme de pouvoir – au détriment des libertés de la personne employée. La conduite de l’action collective ne se fait pas «au travers» des personnes, mais par la valorisation de leurs capacités créatrices. Dans une société authentiquement libérale, liant libertés économiques et libertés civiles selon les traditions démocratiques, c’est le chiffre qui est au service, et non pas le contraire, des deux fins premières de l’entreprise: être utile à une partie de la société par la qualité des biens et des services qu’elle produit au meilleur coût, et par la qualité des métiers qu’elle entretient et développe. Si spiritualité signifie un lien entre intimité personnelle et intimité du tissage social, on peut aisément parler de «spiritualité authentique», car on juge avec le temps un arbre à ses fruits: plus de liberté et plus de création, car plus d’admiration en des valeurs vécues de façon certes singulière, mais par la médiation d’autrui. Ni individualisme, ni collectivisme, mais expérience nécessaire de la réciprocité.
 
La spiritualité n’est ni «gentille», ni douce et encore moins facile. Elle est intime et pourtant à partager pour la dégager. L’espérance dont elle est l’expérience est violente; elle est aussi révolte, perception de la misère du présent face à la richesse du possible,3 conscience que la peur, légitime ou/et stérilisante, est partout. Avec cette conscience, c’est l’immense pays de la créativité à explorer dans sa puissance et ses diversités. Mais il ne faut pas sous estimer le prix du risque.
 
1 En grec, la science se dit «epistèmè», autrement dit, ce qui est stable: une relation rationnelle est une relation de nécessité. L’exercice des libertés suppose d’atteindre «la juste mesure», ce lieu d’équilibre, à la fois justice et justesse, science et art.
2 Belle définition que l’on trouve sur le site de «La méditation de Pleine conscience» (mindfulness) http://www.ressource-mindfulness.ch: «Méditer, c’est se familiariser avec ce qui est...». Ce qui est, l’invariant aux multiples aspects avec lequel il convient d’être familier, autant que faire se peut. Mais la «pleine» conscience ne peut être de l’ordre humain. Le plein, en Inde comme ailleurs, est de nature métaphysique ou religieuse; il n’est pas atteignable par une pratique, aussi assidue soit-elle, à moins de la réduire au «bien-être». La conscience, elle, signifie autant l’inquiétude que la paix.
3 Selon le beau livre d’André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, 1997, Galilée.
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Patrice Meyer-Bisch, philosophe, coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, et de la Chaire UNESCO, anime l’Observatoire de la diversité et des droits culturels. www.unifr.ch/iiedh

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