L’intrapreneuriat: une source d’inspiration pour soi et le collectif
Si l’intrapreneuriat a été encouragé pour améliorer la compétitivité de grandes organisations (la playstation, Nespresso, le bouton «like»), il est désormais le reflet d’une véritable quête de sens à donner à soi, au travail et à l’organisation en tant que telle.
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En 2019, combien d’entre nous se sont posés la question de franchir le pas de devenir entrepreneur? De changer de métier? D’en cumuler même plusieurs? Ou de donner du sens à ce que nous faisons? Le salariat est remis en question par des approches plus souples du travail. Et pourtant, l’intrapreneur semble aller à contre-courant en transcendant les raisons d’être des travailleurs et des entreprises. Adulé par certains, décrié comme illusoire par d’autres, qu’est-ce qu’un intrapreneur? Se décrète-t-il seul ou est-il la résultante de l’organisation? Et de quoi est-il le reflet?
Les origines: susciter l’innovation
Dès la fin des années septante, Gifford Pinchot avait posé une base solide en écrivant son best-seller «Intrapreneuring: Why You Don’t Have to Leave the Corporation to Become an Entrepreneur». Il défendait l’idée que soutenir l’innovation au travers des collaborateurs permettait in fine aux organisations de rester à la pointe du progrès. Pour lui, les intrapreneurs sont «des rêveurs qui font1». Il s’agissait d’encourager l’autonomie et l’initiative au sein de structures pourtant largement favorables au contrôle.
Ces idées ont trouvé un large écho au sein des entreprises. Par exemple, en Suisse romande, Johan Bavaud2, véritable serial entrepreneur, a été embauché comme intrapreneur au sein de la Mobilière. Il reconnaît qu’il utilise les mêmes outils agiles3, avec une prise de risque moindre pour répondre à des défis tout aussi grisants. Johan fait bouger les lignes en étant «disruptif», imagine les choses qui «n’existent pas encore» avec plus de recul que les collaborateurs parfois englués dans leur quotidien.
Et pourtant, pour reprendre le propos d’Andrew Corbett, l’intrapreneur seul est un mythe car, sans un rôle actif de promotion, de canalisation institutionnelle, l’innovation n’existe pas ou prou. Des espaces, un minimum de ressources, des carrières susceptibles d’apporter de l’innovation doivent être attribuées ou créées. C’est dans ce sens que certaines entreprises comme Vinci, Renault, Danone ou Google ont développé récemment leur propre programme d’incubation d’intrapreneur. Ils mettent à disposition temps, ressources et reconnaissance, condition sine qua non pour des résultats concrets. D’autres se lancent dans des événements de courte durée comme des hackathons. Ils apportent en effet plus facilement de la «cross-fertilisation», de la visibilité et de l’échange. Par exemple, les HUG lancent leur 4éme édition en 2019, forts de leurs résultats des années précédentes.
L’intrapreneur en quête de sens
A priori, l’intrapreneuriat ne semble pas être un nouveau concept dans les organisations pour susciter de l’innovation. Mais la mission et la vision de l’intrapreneuriat sont en train d’évoluer. Depuis quelques années, l’intrapreneur émerge face à l’évolution du marché et du besoin de sens du travail. Le contexte économique actuel est complexe, morose, incertain. Difficile de prédire de quoi demain sera fait. Difficile de plaider pour une croissance infinie dans un monde écologiquement mis à mal. Difficile de guider avec des modèles à bout de souffle.
L’intrapreneur est un «utopiste pragmatique» avant tout porté par une quête de sens, une utopie assumée qui lui donne envie d’agir au quotidien. Elle va le nourrir de manière à transcender son environnement, trouver les ressources nécessaires pour convaincre et mobiliser en vue de réaliser sa mission ou son projet. Cette utopie lui permet de sortir du cadre et aussi de se réapproprier son travail. Par exemple, Nicolas Cordier à Leroy Merlin souhaite transformer «de l’intérieur» les comportements et les métiers de l’entreprise vers une meilleure prise en compte de son impact social ou environnemental.
Cet utopiste agit avec des qualités et des compétences propres pour pousser ce changement. Pinchot avait établi dans son livre les 10 commandements de l’intrapreneur. Ces derniers donnent le ton au travers du 1er commandement: «Va au travail chaque jour dans l’optique d’être licencié». Provocation? Courage? En tout cas, l’intrapreneur se doit de comprendre que le changement ne sera pas acquis facilement.
Mouvements et tribus
C’est pourquoi des mouvements ou tribus ont apporté leurs pièces à la vision de Pinchot de manière plus ou moins provocatrice et surtout détaché du rôle «créateur» de plus-value économique. Les «Change Agent worldwide» se considèrent comme des agents de changement venant «soutenir les employés des vestiges d’une ère industrielle révolue qui encourage les êtres humains à supposer une obéissance robotique et consentir à des structures de pouvoir archaïque». Ils soutiennent également que le partage de leurs connaissances est un principe crucial ainsi que la liberté d’opinion et de prise de risques. Au sein du réseau, des personnalités influentes comme Céline Schillinger (ex-Sanofi) qui travaille sur la collaboration.
Les Rebels@Work, décrits par Lois Kelly et Carmen Medina dans son livre, «veulent que les choses soient mieux au travail, considèrent que les meilleures idées viennent de ceux qui font le travail et que le travail offre des opportunités de changement et de développement». Son livre décrit bien comment naviguer dans l’organisation en ayant cette posture et se positionner sur des situations concrètes de vie professionnelle. Un chapitre est même écrit à l’attention du potentiel responsable du rebelle! Au-delà de son approche pragmatique, Lois défend l’idée que le rôle des rebelles est de participer à l’évolution des organisations – sans forcément prendre un parti pris sur leur devenir.
Plus près de chez nous, la League des Entrepreneurs offre des programmes, des événements pour se mobiliser entre intrapreneurs pour «plus d’authenticité, innovation, collaboration et in fine pour plus de sens». Encore une fois, cette «tribu» vise clairement à mobiliser et favoriser un véritable écosystème communautaire d’intrapreneurs et un réseau hors entreprise.
Enfin, Sam Conniff, dans son pamphlet «Be more pirate» appelle à s’inspirer des pirates de la Golden Age pour être un acteur, un «casseur de règles» pour ré-imaginer un futur possible rapidement, que ce soit dans les organisations ou pas. Pour lui, un véritable pirate est celui qui vient combler les failles d’un système en marge qui reprendra in fine les règles posées par les pirates. Il cite des exemples variés: blockchain et les origines de Netflix par exemple.
Alors, l’intrapreneur est-il un utopiste, un rebelle, voire même un pirate? Est-ce donc ça le futur dans les organisations du travail? La dénomination est choisie avec soin. Elle cherche à témoigner d’une lutte contre un establishment, des règles dépourvues de sens et/ou pour des idées salvatrices. Difficile de juger a priori, facile de le faire a posteriori. L’intrapreneur souhaite en effet faire bouger les lignes, les conventions, servir une vision propre et apporter une valeur ajoutée à l’entreprise. Ces missions nécessitant des compétences en termes de gestion de l’incertitude et d’agilité.
Se réapproprier son travail dans un monde complexe
Paradoxalement, je crois que les intrapreneurs sont moins révolutionnaires qu’il n’y paraît. Leur motivation est de faire évoluer des organisations, des entreprises qui doivent être en phase avec le système de valeurs actuel. Leur motivation n’est pas de détruire, mais de transformer. Ceci est la résultante d’un désir fort propre à chacun: celui de rendre notre univers intelligible pour nous en sentir responsables. Entre perte de sens, confusion des idéaux et allongement de la vie, la plupart des collaborateurs sont néanmoins mus par un désir d’utilité et d’impact concret. Pour travailler auprès des collaborateurs de l’hôpital au quotidien, soignants et non-soignants (personnel de laboratoire, par exemple) ils le disent spontanément: leur motivation intrinsèque première est le patient, son bien-être. Remettre en lien cet objectif final avec leurs activités quotidiennes reconnecte l’individu à lui-même et à son propre champ d’action.
A mon sens, certains intrapreneurs sont «générés» par l’entreprise et d’autres sont mus par cette volonté d’aligner les organisations avec leurs propres besoins. C’est le numérique qui a accéléré ce processus d’autonomie du salarié. L’exemple le plus frappant étant le Smartphone où réseaux, données et connaissances du monde professionnel et personnel se mêlent et s’enchevêtrent. Dans une société de marketing, facile de mettre en avant ses réseaux, sa créativité, ses talents pour soi et pour l’entreprise pour laquelle on travaille.
Le futur du travail passe peut-être par des nouvelles formes d’organisation comme l’holacratie dont s’est fortement inspiré Loyco et dont HR Today a présenté récemment le modèle de manière exhaustive. Le futur du travail passera aussi par des intrapreneurs, des visionnaires et la participation active des collaborateurs vers des nouvelles manières de donner du sens, de participer ou de créer l’entreprise. Le chemin peut sembler long et en même temps, de manière immuable, les organisations évoluent. Pourquoi? Les individus se connectent et échangent différemment l’information au sein de l’organisation, ce qui bouleverse l’environnement de travail et le rôle des managers. Ces derniers orchestrent le travail collaboratif dans un environnement en perpétuelle mutation tout en étant transparents et redevables. Les organisations deviennent apprenantes et sont moins en silos. Nous sommes en train de passer d’une direction Top-Down (command-control) vers une notion de «promouvoir et canaliser» (champion-channel) comme le principe de Wirearchy4 par Jon Husband.
L’intrapreneur: la collaboration à l’honneur
Face à cette complexité, les deux types d’intrapreneurs doivent être encouragés tant par l’organisation en tant que telle que par des réseaux externes venant enrichir l’individu et son système. Ces réseaux peuvent avoir une dimension sociétale comme B Corp ou porter sur des nouvelles manières de collaborer comme ResponsiveOrg Agile Organisations Romandie (holacracie, sociocratie et toute autre forme inspirée). Les intrapreneurs sauront trouver des relais en interne, auprès des leaders des entreprises. Si on s’en tient aux propos de Bill Gates: «Dans le futur, les leaders seront ceux qui savent donner du pouvoir aux autres». Et pour rendre plus concrète cette idée, les modes de communication et de prise de décision doivent évoluer, car le pouvoir de l’information et du savoir ne réside plus forcément là où il était à l’origine. Prenons l’exemple de l’interprofessionnalité telle que développée dans les équipes médico-soignantes. Au chevet du patient, c’est une équipe qui se doit de mettre ensemble ses savoirs et expériences pour répondre aux besoins du patient dans les meilleures conditions. Ceci n’enlève pas l’expertise de chacun, au contraire, elle la maximise. D’autant que c’est le besoin du patient qui prime et définit l’expertise et que le patient est luimême partie prenante et non objet. A travers cet exemple de l’interprofessionnalité, ou des méthodes dites agiles, ce qui est mis en avant c’est cette manière de travailler en prenant des décisions collectivement, en se donnant du feedback. L’intelligence collective.
Au travers de l’intrapreneuriat, l’entreprise peut se muer en un projet collectif tourné vers la créativité, l’innovation et le partenariat. C’est ce que défend Armand Hatchuel qui a proposé dans ce sens une «société à objet social étendu». Cependant, ce qui va être important, c’est la capacité de mobilisation interne à l’employé. Une fois sa motivation intrinsèque définie, il est crucial de définir sa capacité d’agir, son engagement. L’intrapreneur symbolise surtout un aboutissement dans ce processus de réflexion. Avant toute chose, le premier engagement est pour soi. Chaque collaborateur peut se connecter à soi d’autant que pour s’engager «dans le domaine humain (...) il faudrait être libéré d’avoir à réussir quelque chose. Un don gratuit, sans retour pour qu’un autre se mette en mouvement5». Le premier engagement est pour soi, pour qu’il devienne collectif. Une sorte de main invisible d’Adam Smith désinvesti d’une mission économique au profit d’une mission humaine.