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"Notre attention va de pair avec notre intelligence émotionnelle"
Daniel Goleman, auteur du bestseller «L’intelligence émotionnelle» était de passage en novembre 2013 à IMD Lausanne. Il revient ici sur les suicides de top managers en Suisse et explique que l’attention est fondamentale en organisation. Le professeur Georges Kohlrieser, une autre grande figure du management moderne, participe aussi à l’entretien.
En 1995, vous publiez «L’intelligence émotionnelle», qui se vend à plus de 5 millions d’exemplaires, pensez-vous que les dirigeants sont devenus aujourd’hui plus intelligents émotionnellement?
Daniel Goleman (DG): Aucune idée. Disons qu’ils s’intéressent certainement davantage à ce sujet. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont forcément devenu plus intelligents émotionnellement (rire).
George Kohlriser (GK): Je dirais que oui. Ton livre a eu un énorme impact sur la manière de penser la vie en organisation. Cela ne concerne pas tous les dirigeants, et j’en veux pour preuve les deux récents suicides tragiques de tops managers suisses. Mais je pense que le concept d’intelligence émotionnelle fait désormais partie du code génétique des managers.
DG: Dans certaines entreprises, la politique RH a été bâtie sur les principes de l’intelligence émotionnelle. Parmi celles-ci, je cite souvent Southwest Airlines, une compagnie aérienne américaine très profitable. Un autre exemple est la société Rent-A-Car, un des leaders du segment de la location automobile, qui utilise les critères de l’intelligence émotionnelle au moment de recruter.
GK: Et il faut aussi mentionner l’outil 360°, un outil d’assessment qui permet de donner du feed-back aux dirigeants, notamment sur leur intelligence émotionnelle et leur perception de soi. Cet outil est devenu incontournable en Europe.
DG: Oui, j’ai développé ce modèle avec le professeur Riochard Boyatzis et la société Hay Group.
A propos des suicides: Carsten Schloter était réputé pour sa communication très efficace et émotionnelle...
DG: C’est triste. Mais il a été mis sous pression par son supérieur, non?
GK: Il y avait trois raisons. Il a été mis sous pression par son chef; il ne s’accordait pas suffisamment de temps pour sa vie privée – il était toujours atteignable – et enfin il a beaucoup souffert de son divorce. Il était certes une personne au contact facile et très sociable mais son estime de soi était probablement assez faible. Il avait construit un mur entre lui et l’extérieur. Des personnes de son entourage proche avaient remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Mais il n’est pas parvenu à parler de sa souffrance. Il était incapable de demander de l’aide. C’est ce qui me fait penser que son estime de soi était plutôt basse. C’est un problème classique chez les dirigeants. Ils s’enferment derrière une carapace. Ce phénomène est moins répandu chez les femmes cadres.
Vous avez mentionné durant votre conférence que les femmes sont, en moyenne, plus douées émotionnellement que les hommes. Malgré cela, le nombre de femmes cadres n’augmente pas. Comment expliquez-vous cette stagnation?
DG: Cela montre surtout que les critères de recrutement ou de nomination à un échelon supérieur ne tiennent pas encore suffisamment compte des compétences sociales et émotionnelles. Les réseaux et l’expérience professionnels comptent plus que la capacité du dirigeant à échanger avec son entourage de manière intelligente. Dans le monde de mes rêves, l’intelligence sociale serait bien mieux cotée (rire).
GK: Aux USA, de nombreuses femmes ont réussi à briser ce plafond hiérarchique. IBM n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et ce phénomène est moins un effet d’une politique de diversité mais plutôt parce que les compétences les plus recherchées pour un ou une dirigeant-e sont la capacité à construire des relations et des coopérations. Et selon les études, les femmes sont meilleures dans ce domaine que les hommes.
A la fin de votre intervention, les 400 managers et responsables RH présents dans la salle vous ont réservé une ovation. Et pourtant vos messages sont finalement très simples. Comment expliquez-vous ce succès?
DG: Même si de nombreuses personnes sont d’accord avec mes idées et mes propositions, cela ne veut de loin pas dire que ces idées sont appliquées dans leur organisation. Même si l’intelligence émotionnelle aide à atteindre les objectifs business. Peu d’entreprises favorisent une culture d’entreprise axée sur l’intelligence émotionnelle. Et ce paradoxe a été tragiquement mis à jour cet été avec ces deux suicides.
GK: Cela dit, les CEO et les grands dirigeants reconnaissent aujourd’hui que cette situation n’est pas pérenne. Les enquêtes de satisfaction montrent aussi que les employés sont de moins en moins engagés.
Jetons le regard vers l’avenir. Quels sont vos pronostics par rapport aux nouvelles générations, leur intelligence émotionnelle et leur capacité à être attentif aux choses importantes?
DG: La capacité d’attention des nouvelles générations me préoccupe beaucoup. Car ils grandissent aujourd’hui dans un environnement très distrayant. Selon moi, un bon développement nécessite de pouvoir s’exercer à rester concentré sans interruption pendant plusieurs heures. En ce qui concerne l’intelligence émotionnelle, je pense que – du moins aux Etats-Unis – les écoles ont beaucoup œuvré dans ce domaine, bien que le développement de l’intelligence émotionnelle est avant tout la responsabilité des parents.
Quels sont les liens entre l’intelligence émotionnelle et votre nouveau sujet, l’attention (Focus, en anglais)?
DG: Notre attention va de pair avec notre intelligence émotionnelle. J’ai compris cela quand je me suis intéressé aux études menées sur l’attention. La capacité d’attention permet de ramener l’esprit au moment présent à chaque fois qu’il est distrait par nos pensées. C’est comme avec le management émotionnel de soi. Etre attentif à soi et aux autres définit aussi notre intelligence émotionnelle.
Comment identifier chez un candidat sa capacité d’attention?
DG: Un diplôme universitaire est sans doute déjà un bon indicateur de la capacité de concentration du candidat. Il existe aussi des tests de concentration, les «Flanker» tests, que je cite également dans mon livre. On montre au candidat plusieurs images à la suite avec à chaque fois une flèche qui pointe dans une autre direction. Le candidat doit essayer de se souvenir dans quelle direction pointait la flèche du milieu. Il y a plusieurs tests de ce genre. Mais en ce qui me concerne, ce qui compte avant tout est la capacité du manager à percevoir avec précision ce qu’il est, ce que sont les autres et ce qu’est son organisation. A ma connaissance, il n’existe aucun test qui mesure cette qualité de perception. Il y aurait là peut-être une bonne affaire à réaliser (rire).
Durant votre conférence, vous avez encouragé les entreprises à développer l’attention des collaborateurs car elle est favorable à la productivité, dites-vous. Mais comment développer concrètement l’attention des employés?
DG: Cet entraînement de l’attention ne doit pas être forcé ou perçu comme obligatoire par les collaborateurs. Mais plutôt comme une possibilité à saisir ou non.
Quel serait votre message à l’attention des responsables RH ?
DG: Prêtez plus d’attention au phénomène de l’attention dans vos organisations.
Daniel Goleman
Le psychologue américain Daniel Goleman (67 ans) a d’abord été l’éditeur de la revue «Psychology Today» et de la rubrique scientifique du «New York Times». En 1995, il publie «L’intelligence émotionnelle», qui a depuis été traduit en 40 langues et vendu à plus de 5 millions d’exemplaires. Son dernier ouvrage «Focus – The Hidden Driver of Excellence» traite de la capacité des individus à augmenter leur attention. Daniel Goleman a plus de 480'000 «suiveurs» sur LinkedIn.
Texte traduit de l'allemand par Marc Benninger