Parmi les jeunes âgé-e-s de 13 à 15 ans et inscrits dans le cycle d’orientation, 19,5 pour cent des filles et seulement 6,5 pour cent des garçons souhaitent, dans leur vie adulte, exercer une profession atypique du point de vue du genre1. Afin d’éclaircir cette problématique, une équipe de chercheurs de l’Université de Lausanne et du SRED a réalisé une enquête sur les enjeux de l’orientation professionnelle des filles et garçons en fin de scolarité obligatoire. Ce projet a été mené au sein du Programme national de recherche «Egalité entre hommes et femmes» (PNR 60) du Fonds national suisse dont HR Today est le partenaire média.
Pourquoi des choix aussi immuables?
A l’adolescence, filles et garçons cherchent à être reconnu-e-s par leur groupe des pairs comme étant dans la norme. C’est le moment où l’on prête une attention particulière à son habillement et à ses attitudes, en essayant de les accorder au mieux aux stéréotypes de genre. C’est également le moment où elles et ils sont amené-e-s à formuler leurs projets d’avenir.
A l’école, en particulier, les lieux communs selon lesquels les filles seraient plus douées en littérature et que les garçons seraient bons en mathématiques ont la vie dure. La présence des stéréotypes de genre dans l’environnement scolaire altère la perception que les élèves ont de leurs propres compétences et engendre des aspirations en accord avec les stéréotypes. Or, les professionnel-le-s du système éducatif tendent à penser que la question de l’égalité entre les sexes est résolue en milieu scolaire.
Le prix de la transgression
Fait dans cette phase charnière du parcours de vie, le choix de son métier n’a rien d’anodin. L’idée que l’on s’oriente professionnellement uniquement en fonction de ses intérêts et aptitudes est du moins naïve. Pour les jeunes, cela est chargé d’enjeux, car ils et elles y jouent leur propre identité de genre.
Choisir une formation typiquement associée à son sexe permet aux jeunes de se conformer aux normes, alors que s’engager dans une formation atypique peut être vécu comme une transgression et représenter un coût psychologique. Ce coût est particulièrement fort pour les garçons, qui font preuve d’une faible volonté de s’orienter vers des professions féminines, alors même que les caractéristiques du marché du travail finissent par privilégier les garçons qui osent faire le pas.
En effet, ils sont souvent reçus dans les professions féminines «à bras ouverts», et ils y trouvent des possibilités concrètes de promotion. Prenons l’exemple des jeunes se destinant à un apprentissage professionnel. Seulement 5,6 pour cent des garçons à l’âge de 16 ans en 2000, contre 11,3 pour cent des filles, aspiraient à un métier atypique du point de vue du genre. Sept ans plus tard, à l’âge de 23 ans, la tendance s’est inversée, puisque 20,7 pour cent des garçons et seulement 6,3 pour cent des filles exerçaient vraiment ce type de profession. Ainsi, filles et garçons n’ont pas les mêmes chances lors d’un choix atypique, les garçons bénéficiant clairement de ce clivage.
Les filles, plus nombreuses à ambitionner des carrières masculines, se trouvent confrontées à des difficultés durant leur formation, ou lors de l’entrée dans le marché du travail. Par anticipation de ces difficultés, elles font souvent un «choix de compromis» pour des professions peut-être moins valorisées socialement mais où, notamment, la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale est facilitée. En effet, déjà au cycle d’orientation, les jeunes filles sont nombreuses à intégrer les schémas familiaux traditionnels. Elles sont majoritaires (62,2 pour cent) à souhaiter travailler à temps partiel. Pour les garçons, en revanche, le projet de carrière reste central (45,8 pour cent).
Genre, classe sociale et origine nationale
Le choix professionnel étant à ce point limité par les normes de genre, qui sont ces jeunes qui, malgré tout, choisissent un métier atypique? Quelles sont leurs motivations? Leur milieu familial et leur environnement social permettent-ils d’en savoir plus sur ce qui leur a permis de passer par dessus les stéréotypes de genre?
Prenons d’abord le milieu familial et la transmission des stéréotypes. Les jeunes qui adhèrent aux stéréotypes de genre ont tendance à avoir des aspirations professionnelles plus sexuées. Cette tendance est encore plus forte si nous considérons non pas leur degré de conformité à ces stéréotypes, mais celui de leurs parents. Ainsi, avoir grandi dans un milieu familial où ces stéréotypes sont moins fréquents contribue à une aspiration professionnelle moins régie par les normes de genre.
Considérons maintenant leurs origines. Plus que les garçons suisses, ceux d’origine étrangère semblent plus ouverts à l’atypisme. En effet, le pourcentage de garçons non-suisses à s’orienter vers un métier reconnu socialement comme féminin est plus élevé que pour les garçons ayant uniquement la nationalité suisse: 8,2 pour cent contre 4,6 pour cent. Cette différence n’est pas observée chez les filles. Est-ce que les garçons d’origine immigrante pensent, déjà à ce jeune âge, pouvoir compenser certains obstacles qui leur sont imposés à l’entrée de la vie professionnelle en s’ouvrant à d’autres possibilités? En d’autres mots, considèrent-ils l’atypisme comme une stratégie valable pour s’assurer un choix moins restreint? La question reste ouverte.
Les filles privilégient des stratégies d’ascension sociale. Environ 70,5 pour cent des filles qui aspirent à une profession masculinisée, envisagent dans les faits une profession prestigieuse, qui leur garantirait une place dans la classe aisée, indépendamment de leur classe sociale d’origine. A l’opposé, les garçons ayant fait un choix atypique choisissent leur profession majoritairement dans leur propre classe sociale.
Des aspirations qui défient nos attentes
Les aspirations professionnelles des jeunes ne sont pas toujours celles attendues. Bien que la majorité des filles s’oriente vers des professions féminisées où elles auront de meilleures chances d’insertion professionnelle, d’autres peuvent avoir la stratégie inverse: pour les filles d’origine ouvrière, l’atypisme peut être un moyen de s’assurer une ascension sociale. Pour elles, la transgression de normes de genre cacherait – ou même rendrait possible – une autre forme de transgression: celle des normes de classe. Il est possible de concevoir une stratégie semblable employée par les garçons. En effet, étant donné l’avantage réel qu’ils rencontrent sur le marché du travail lorsqu’ils s’engagent dans une profession atypique, il ne serait pas absurde de concevoir qu’un garçon n’ayant pas les résultats scolaires suffisants pour accéder à un certain métier masculinisé, puisse opter pour un métier féminin jugé inférieur, mais où il aura plus de chan- ces de faire carrière que ses collègues.
Ainsi, les normes sociales de genre, qui dictent ce que sont les comportements «masculins» et «féminins» appropriés, influencent non seulement la vision que les jeunes ont du marché du travail, mais aussi celle de leurs parents et des professionnel-le-s du milieu scolaire; et finissent par guider leur orientation professionnelle. Combinées avec les effets de classe sociale et d’origine nationale, elles deviennent difficiles à saisir et peuvent passer inaperçues aux yeux de l’institution scolaire et du monde politique.
Ce «sexisme par négligence» n’est pas sans conséquence pour le marché du travail. En effet, des secteurs entiers de l’économie souffrent de la pénurie de professionnel-le-s, et notamment les secteurs fortement sexués, comme l’ingénierie et les métiers des soins. Accompagnés d’une véritable promotion de l’égalité entre femmes et hommes sur le marché du travail, les choix atypiques contribueraient à résorber en Suisse cette pénurie. Un bénéfice non seule- ment pour les jeunes en formation, mais aussi pour l’économie nationale.
1 Les résultats présentés dans cet article sont issus de l’enquête «Aspirations et orientations professionnelles des filles et garçons en fin de scolarité obligatoire: quels déterminants pour plus d’égalité?». Lancée en 2011, cet- te enquête a été réalisée auprès d’un échantillon de 3300 élèves, âgé-e-s entre 13 à 15 ans, ainsi que leurs parents et leurs enseignant-e-s, habitant les cantons de Genève, Vaud, Berne, Argovie et Tessin. Pour plus d’information: www.nfp60.ch/
L'auteur
Dominique Joye est professeur ordinaire à la Faculté des sciences sociales et politiques de l‘Université de Lausanne. Ont également participé à la recherche: Carolina Carvalho Arruda, Edith Guilley, Lavinia Gianettoni, Jacques-Antoine Gauthier, Dinah Gross, Elisabeth Moubarak et Karin Erika Muller.
.