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Management et spiritualité
Quand les lois de l’économie s’inspiraient des lois de l’âme
La spiritualité et le management étaient intimement liés à l’époque de l’Antiquité tardive. Quels enseignements pouvons-nous en tirer?
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L’homme d’affaires de l’Antiquité tardive savait «jouir pleinement de ses avoirs matériels grâce aux biens spirituels.» Photo: iStockphoto
Si aujourd’hui parler de l’âme dans l’économie risque de jeter du discrédit sur celui ou celle qui s’oserait à une telle démarche, le manager de l’Antiquité, lui, se promenait tranquillement sous les portiques de l’Agora en discutant avec ses comparses du bonheur et de la tranquillité de l’âme. Le temps, le ciel, l’éternité, les passions, les vertus, l’éthique étaient des sujets quotidiens des Paters familias du IVème siècle. Nous vous présentons ici les premiers résultats d’une enquête sur le rapport entre «économie et âme» tel qu’il a été vécu par les managers de l’Antiquité. Cette recherche se base notamment sur des homélies sur Mathieu que Jean Chrysostome a prêchées dans les années 390 à Antioche, capitale syrienne de l’Empire Romain. Ses auditeurs sont des Pater familias qui ont la charge d’affaires considérables et qui ont, en même temps, le souci de l’âme grâce à leur bonne éducation philosophique.
Les lois de l’âme au service des lois économiques
«Mais je vous demande ce que vous croyez qu’on doive désirer davantage, d’être riche ou d’être pauvre; d’être élevé en puissance, ou bien d’être sans honneur, d’être dans les délices, ou dans la faim? N’est-ce pas d’être dans l’honneur, dans les richesses et dans les délices?» (Homélie 23, 10).
Le plus surprenant dans ce passage, c’est que Chrysostome ne critique pas les désirs matériels, ni les réussites économiques. Au contraire, il va montrer comment l’homme peut jouir pleinement de ses avoirs matériels grâce aux biens spirituels. Une des lois primordiales de l’âme est la pratique du détachement. Cette loi permet à l’humain d’agir tout en gardant intacte sa paix intérieure, et donc d’utiliser au maximum sa force grâce à la lucidité, qui est le fruit du détachement. Il s’ensuit un cercle vertueux – plus on se détache, plus on est lucide; plus on est lucide, mieux on agit, et donc on réussit mieux dans ses objectifs terrestres. Ainsi une loi spirituelle permet à l’humain de mieux réussir dans sa vie, qu’il soit manager ou non. Pour les managers, l’intérêt se révèle avant tout dans la gestion du stress, une des causes majeures des défaillances dans le management et la source de nombreuses maladies liées au travail. Loin de suggérer un retrait du monde, le détachement se pratique au quotidien, en relation avec les divers aspects de la vie. Il permet une vision télescopique de la réalité. Le détachement n’est pas un état, c’est un exercice continu de déliement qui exige discipline et rigueur mais qui, à moyen terme, libère l’âme et permet de mieux voir les enjeux, les risques et les solutions les plus adaptées à chaque situation.
Les lois économiques au service des lois de l’âme
Lorsque Chrysostome parle de la philanthropie aux Pater familias, il utilise une logique économique. Pour lui, la philanthropie est un investissement. Etre philanthrope, ce n’est pas être charitable envers les autres, c’est avant tout un investissement personnel, c’est être généreux avec soi-même. Dans ce passage cité ci-dessous, Chrysostome recourt à un raisonnement d’homme d’affaire. Le risque et le profit espéré sont les paramètres de base d’un investissement dans une bonne affaire, et Chrysostome réussit à démontrer qu’être charitable, c’est une affaire sans risque avec un profit assuré.
«Si vous aviez à cultiver une bonne terre et qui pourrait rapporter beaucoup, vous ne vous contenteriez pas d’y mettre le blé que vous avez, mais vous en emprunteriez même pour pouvoir la semer comme il faut, et vous croiriez que ménager en cette occasion ce serait perdre. Et lorsque vous avez à cultiver non la terre, mais le ciel, qui n’est sujet à aucune inégalité de saisons,
et qui infailliblement rend avec usure ce qu’on lui confie vous hésitez, vous tremblez et vous ne comprenez pas que c’est perdre alors que d’épargner et gagner que de dépenser.» (Homélie 5, 5).
Etre charitable est une loi spirituelle fondamentale de l’humain. Ce qui différencie l’humain de l’ordre animal, c’est qu’il est libre d’être charitable ou non, mais pour qu’il puisse être pleinement humain, il a besoin d’être charitable.
Et voici encore un autre passage qui en dit long sur les connaissances financières de Chrysostome: «N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs? Laissez donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les aréages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même?» (Homélie 66, 4).
Aucun élément n’est oublié dans la démonstration: la sécurité des fonds, du placement et du débiteur et le profit généré. Les deux éléments principaux dans toute affaire, le risque et le profit, y sont analysés et la conclusion saute aux yeux: être charitable, c’est une excellente affaire.
Si les propos de Chrysostome ont du poids, c’est parce qu’il a mis en place ce qu’il a prêché. Riche héritier, il s’occupe de la gestion de la fortune familiale avant de tout donner pour devenir ascète. Ses œuvres de charité, tant à Antioche qu’à Constantinople, ont permis, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de construire des institutions qui offraient gratuitement à tous les nécessiteux soins médicaux, nourriture, habits et toit (des hospices, des orphelinats, des hôpitaux, des cantines). Ainsi les lois économiques servent celles de l’âme, et les lois de l’âme celles économiques.