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Des mots et des hommes
Recrutez des kilos-cerveaux!
J’ai coutume de dire que, lors d’un recrutement, si vous - recruteur, recruteuse - vous faites tout juste, en réalité vous faites tout faux!
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Pourquoi? Parce que si vous jouez parfaitement votre rôle de responsable de l’entretien, le candidat va jouer parfaitement son rôle de candidat. Nous avons ainsi la parfaite symétrie de deux rôles, recruteur(se) et candidat(e), mais zéro rencontre réelle entre deux existants, deux personnes, deux histoires de vie. Quelquefois, celui qui mène l’entretien devrait dévoiler un peu de son parcours et de sa conception du défi professionnel en question, sans trop s’étaler, permettant à l’autre de se dévoiler davantage.
Lors de la première rencontre, il faudrait oser dire d’entrée que ceci n’est pas un entretien d’embauche mais que «nous allons esquisser une conversation» afin de déterminer si la faisabilité prochaine d’un entretien d’embauche est haute, moyenne ou faible. Dire aussi que le temps imparti pourrait être élastique, si après un quart d’heure, nous nous apercevons que la faisabilité de continuer à échanger ne produirait rien, nous aurons la possibilité de nous le faire savoir.
Vous connaissez ces moments abyssaux pendant lesquels vous savez pertinemment que cela ne va pas le faire et que vous continuez, péniblement et sans véritable conviction, à poursuivre un entretien inutile. Est-ce respecter le ou la candidat(e) que de faire semblant?
Il vaut mieux être vrai et dire: «Ecoutez, à ce stade, la faisabilité de poursuivre me semble faible, restons-en là dans un premier temps, j’aimerais réfléchir encore, mais je vous livre mon premier discernement: je ne vois pas de voies possibles pour trouver ensemble un chemin pour aller de l’avant. Je préfère vous le dire pour que nous ne soyons pas en train de perdre, tous les deux, notre énergie et notre temps!» On appelle cela l’art de la conversation. Il interdit d’avoir un schéma tout construit avec des questions traitées les unes après les autres. Des questions téléphonées qui permettent aux candidats de se préparer à montrer qu’ils sont de bons candidats. Mais qui sont- ils (elles) vraiment?
Converser, c’est se laisser surprendre par ce qui est échangé, ce n’est pas maîtriser son propre discours ni celui de son interlocuteur (trice). Accepter d’être en mode d’éveil et d’accueil est terrible.
Que c’est difficile d’oser prendre des chemins de traverse, de permettre des errances et des égarements, des anecdotes! En Ressources Humaines, nous nous sommes de plus en plus équipés avec des processus et des procédures, histoire de maîtriser, avec raison, le beau risque humain d’engager une personne. Est-ce suffisant? Il me semble que la biographie – le «qui tu es» – d’une personne doit se conjuguer à l’examen de la cohérence du CV et à l’évaluation de la concordance des dires de la personne auditionnée, avec la pseudo description de poste et des compétences requises, souvent d’ailleurs improbables. Car la vie se raconte aussi. Osons d’abord converser.
Cela dit, il ne faut pas oublier son métier. La structure du langage est autant importante que le contenu. Sommes-nous dans le registre: «J’aime, j’aime pas», langage très commun, pauvre, avec si peu de potentiel et donnant à voir un cerveau ne sachant pas trop décoller des émotions passantes? Peut-être repérons-nous, pendant l’échange, la construction langagière des juxtapositions: ceci, puis cela, encore ceci et encore cela, sans conclusions, sans affirmations ni questions? Cela révèle une structure mentale un peu plus élaborée mais assez quelconque. Potentiel très moyen. Allons-nous, dans notre écoute, repérer des séries d’arguments avec des conclusions logiques révélant une maîtrise de l’ensemble, laissant apparaître un cerveau bien irrigué, sachant développer une vue cohérente? Un raisonnement fondé? Potentiel intéressant. Allons-nous enfin rejoindre le plaisir de reconnaître des kilos-cerveaux avec de grandes potentialités? Ceux-ci annoncent ce qu’ils vont dire, quelle visée ils veulent partager avec vous, ils ont plusieurs points de vue et multiplient les angles d’attaque. Ils sortent du cadre pour créer une vue d’ensemble. Ce sont des surdoués de la vue panoramique et ils ont des bases de sécurité qui leur donne une confiance, voire un culot sympathique et donc acceptable. Ils racontent leurs passions et décrivent la vie et son à-venir. Ils vous posent aussi de déroutantes questions.
Le présupposé de cette approche se niche dans la conviction que mon langage révèle la structure de ma pensée. Je ne pense pas d’abord puis je parle, non: je pense et je me parle parmi. Le «comment» je parle révèle ma signature personnelle. Evaluer un candidat, c’est laisser découvrir la signature personnelle de l’autre et non pas la concordance artificielle unique des compétences et du poste.
A l’heure où les changements d’organisation rythment la vie intrinsèque des institutions et des entreprises, nous ne pouvons pas simplement assurer, par des processus de recrutement, que les descriptions de poste seront bien occupées.
Il faut oser engager des kilos-cerveaux, non pas des intellos brillants et déconnectés, mais des personnes qui, dans leur métier, ont l’œil, la curiosité, la fantaisie, la profondeur, la capacité de discernement et la distance nécessaire qui feront toute la différence. Ecoutez la musique de leur langage, conversez, faites de vos entretiens une séquence de jazz où les instruments alternent leur solos (soli) et veillent à l’ensemble.