«Vivre mieux avec moins», un choix de vie
Une récente étude menée auprès de personnes qui ont décidé de changer de vie pour aller vers plus de simplicité montre que le travail demeure important pour elles. Elles l’investissent comme un lieu d’épanouissement et attendent de leur travail qu’il les nourrisse de plusieurs manières.
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À l’heure où le changement climatique et les désastres écologiques sont régulièrement sur le devant de la scène, l’idée de changer de vie pour «vivre mieux avec moins» traverse l’esprit de nombreux individus. Pendant quatre ans, nous avons interrogé des personnes qui ont fait ce choix-là.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il ne s’agit pas pour elles de ne plus travailler ou de travailler moins. La plupart aspirent avant tout à se réapproprier leur quotidien, y compris leur travail, pour que celui-ci les alimente, au sens propre comme au figuré.
Le travail: amour et haine
Depuis plusieurs années, les critiques pleuvent sur le monde professionnel. Le travail est vu comme la source de nombreuses souffrances physiques et psychologiques. La surcharge de travail, le stress et les New Public Management sont régulièrement montrés du doigt.
David Graeber, un anthropologue américain a récemment publié un livre dans lequel il dénonce le phénomène des bullshit jobs (littéralement «emplois à la con») (Graeber, 2018). Il y détaille comment, selon lui, de nombreux emplois actuels sont vides de sens et pourraient être supprimés sans aucun impact réel sur la société.
À partir de ces constats, certain·e·s psychologues ont proposé de nommer brown-out le sentiment d’absurdité, d’inutilité voire de nuisance que ces emplois provoquent chez les employé·e·s. Ces situations donneraient lieu à une forme de démission intérieure face au travail, qui pourrait devenir une pathologie relativement proche du burn-out dans ses effets.
Malgré ces critiques, le travail occupe une place essentielle dans nos vies. Il est enviable pour celles et ceux qui en sont exclu·e·s. La menace du chômage inquiète et le travail demeure l’élément principal de la reconnaissance sociale. C’est à l’aune de la position d’un individu dans la sphère professionnelle que l’on juge de sa réussite sociale.
Le salaire est important et peut être utilisé afin de rendre visible ou de prétendre à un certain statut (par la consommation, le choix des destinations de vacances, la marque de la voiture...).
Néanmoins, ce qui semble aujourd’hui être paradoxalement valorisé socialement, c’est l’occupation en tant que telle. Une personne qui gagne beaucoup d’argent en se tournant les pouces, et en l’affirmant, sera mal vue socialement. Même si, et peut-être surtout si ces personnes sont source de complaintes des travailleurs, la surcharge de travail, les heures supplémentaires, les préoccupations continuelles, les échéances incessantes... sont aussi des signes de reconnaissance sociale, car ils témoignent de l’importance, de la responsabilité, de l’irremplaçabilité de la personne qui doit les assumer.
Si le salaire permet d’avoir accès à toutes sortes de biens de première nécessité et à divers produits de consommation, les contraintes professionnelles qu’une personne est capable d’assumer semblent être également des signes sociaux de sa valeur et de son utilité dans la société.
Ainsi, une personne qui décide de vivre mieux avec moins ne va pas forcément renoncer entièrement au travail, comme le montre l’exemple de Boris.
Boris: à la recherche d'un travail qui alimente
«Tu travailles, tu rentres chez toi... il y a tout, la télévision, tu consommes, Media Markt, la jolie voiture, la moto, la copine, l’appartement, tout était déjà écrit... tu suis... et puis là ça m’a pas plu en fait, comme la société tourne aujourd’hui. Je me suis dit, mais qu’est-ce que je fais moi, pour changer les choses? Tout le monde râle, mais personne ne fait rien. Tu changes petit à petit chaque chose et au final tu te rends compte qu’il ne faut pas tout changer, mais c’est juste que t’es pas dans les bons rails.»
Cet extrait d’un entretien mené avec Boris, un trentenaire romand, témoigne d’un sentiment partagé par de nombreux individus: un besoin de mettre du sens dans le quotidien, d’avoir le sentiment de faire des choix en cohérence avec ses propres valeurs et avec une préoccupation grandissante pour les questions écologiques. La question du travail est centrale.
Comme le montre la trajectoire de Boris, il ne s’agit pas d’arrêter de travailler ou de révolutionner le monde du travail. Il s’agit davantage d’investir son activité professionnelle différemment pour qu’elle participe à son bien-être autrement que par l’apport financier, pour qu’elle alimente l’individu dans sa recherche de sens.
À la fin de sa scolarité obligatoire, Boris choisit de faire un apprentissage d’électricien qu’il réussit sans difficulté. Il travaille ensuite quelques années comme électricien dans une grande entreprise. Il est bien rémunéré, a des responsabilités, une certaine pression, des journées denses, mais supportables. Il quitte cet emploi pour un autre, toujours comme électricien, dans une entreprise publique. Il est tout aussi bien rémunéré, mais la pression et les responsabilités sont nettement moindres. Observant que Boris s’ennuie, ses collègues lui conseillent de faire comme eux et de se trouver un hobby afin de remplir ses heures de travail en effectuant des recherches sur Internet.
Après une grande période de doutes, il décide de changer radicalement de métier pour devenir maraîcher en agriculture biologique. Il refait un apprentissage de trois ans dans cette branche et est engagé par la suite chez un maraîcher bio de la région. C’est un emploi très mal rémunéré, dans lequel les responsabilités, les contraintes physiques et les heures supplémentaires sont bien plus importantes que dans ses emplois précédents.
Dans une perspective de carrière professionnelle, le parcours inverse aurait été plus raisonnable. Il apparaîtrait plus rationnel de chercher une valorisation salariale, assortie de responsabilités et de contraintes suffisantes pour garantir une certaine reconnaissance sociale, mais non invasive dans les autres sphères de sa vie.
Or, dans son travail actuel, il semble qu’il subisse des contraintes et assume des responsabilités, sans valorisation salariale et avec une reconnaissance sociale limitée. Pourtant, il a fait le choix de s’y investir entièrement et ne semble nullement remettre ce choix en question. La valorisation qu’il retire de son travail semble donc se situer à un autre niveau.
De par l’omniprésence de son travail dans sa vie et les contraintes professionnelles qu’il assume, son travail lui est utile socialement et personnellement. Son travail l’occupe de nombreuses heures, lui permet de développer et de confirmer ses aptitudes professionnelles et sociales, lui a fait rencontrer une grande partie de ceux qu’il considère comme ses amis proches, lui a fourni un logement pendant les nombreux mois durant lesquels il a occupé le sous-toit de son patron, etc.
Le renversement qui s’opère dans le rapport qu’il entretient avec son travail est un changement quantitatif (le travail prend plus de place dans sa vie qu’auparavant) et qualitatif (il ne remplit plus les mêmes fonctions).
Auparavant, le travail était un instrument qui lui permettait d’accéder à ses désirs, désirs qui étaient en partie dictés par des injonctions sociales. À présent, son travail est davantage un aliment qu’un instrument. Il est devenu un objectif en soi, il alimente directement toutes les sphères de son quotidien.
Malgré une acception habituellement différente de l’expression, c’est un travail alimentaire à proprement parler. Pratiquement, en tant que maraîcher, le fruit de son travail n’est pas ce qui va lui permettre d’acheter des aliments, mais ce dont il se nourrit directement. Sur un plan plus symbolique, son travail alimente ses désirs, ses envies, ses idées, ses intérêts, son réseau social, etc. Il semble omniprésent dans sa vie.
Le travail alimente en permanence sa recherche de sens, il le conforte dans ses choix en lui offrant un cadre de vie dans lequel il peut se sentir valorisé. Les horaires à rallonge, la surcharge de travail, la pénibilité physique ne sont pas vus comme des contraintes imposées, mais comme le corollaire d’une grande responsabilité.
Comme son quotidien est presque exclusivement structuré par son travail, il n’a pas autant besoin de signes externes qui témoignent de son statut professionnel (comme le salaire), car une grande partie de la valorisation qu’il peut en retirer s’inscrit dans la sphère professionnelle elle-même.
Une vie sans travail?
La plupart des individus rencontrés témoignent d’une remise en question similaire de leur travail. Bien que tou·te·s ne choisissent pas de s’engager dans un emploi aussi exigeant, chacun·e à sa manière se réapproprie cette sphère pour lui donner du sens.
Certain·e·s se tournent vers l’indépendance et développent des activités en lien avec leurs préoccupations sociales et/ou environnementales. Beaucoup envisagent leur quotidien sous un autre angle et ne font plus de différence entre le travail et le non-travail.
Ernest par exemple s’est complètement extrait de cette logique. Après avoir été expert en sinistres environnementaux pour diverses compagnies d’assurances, ce quinquagénaire déclare: «J’ai arrêté de travailler un peu avant mes 40 ans, j’ai jamais été fait pour le travail salarié». Toutefois, malgré l’affirmation de sa non-activité professionnelle, le suivre pendant toute une journée n’est pas de tout repos. Il répare, installe, construit, cuisine, se renseigne, expérimente, échange...
Comme lui et sa famille ont réduit leur consommation et qu’ils essaient de réaliser le plus de choses possible par eux-mêmes, un revenu moindre est suffisant pour remplir leurs besoins primaires, revenu qui vient en partie de quelques mandats de sa femme en tant qu’indépendante et de quelques versements en échange des services qu’Ernest rend autour de lui.
Pour beaucoup, la séparation entre la vie privée et la vie professionnelle n’a plus de sens. Il s’agit de considérer l’activité quotidienne dans son ensemble, de ne plus séparer le travail dit «reproductif» (faire à manger, s’occuper des enfants, entretenir sa maison...) et le travail dit «productif» (qui génère un revenu). La porosité entre les sphères professionnelles et personnelles est revendiquée comme un choix personnel, comme un souci de cohérence identitaire.
Repenser le rôle du travail
Alors que nous vivons en ce moment une période très particulière à la suite de la pandémie du coronavirus, que pouvons-nous tirer de ces constats pour repenser le rôle du travail dans la recherche de sens des individus?
Loin de plaider pour une augmentation de la charge de travail ou de minimiser l’impact que peut avoir l’empiètement du temps de travail sur la sphère privée, l’exemple de ces personnes invite à donner à chaque employé·e l’occasion de s’approprier son travail et d’en développer prioritairement les aspects qui font sens à ses yeux.
Celles et ceux qui essaient depuis plusieurs années de vivre mieux avec moins nous montrent en effet que ce ne sont pas les caractéristiques spécifiques du travail en tant que tel (charge de travail, rémunération, empiétement sur la vie privée...) qui déterminent son rôle dans l’épanouissement de l’individu.
En transformant leur rapport au travail, il/elle·s cherchent avant tout à se sentir utiles, à continuer à apprendre, à agir en cohérence avec leurs valeurs et à vivre un quotidien dans lequel chaque activité, qu’elle soit rémunérée ou non, participe d’un même mouvement, celui qui donne du sens à leur existence.