Alerte rouge
Sociologue du travail à l'Université de Fribourg, Sophie Le Garrec dénonce dans son dernier livre la prolifération d'outils managériaux qui fragilise les salariés. Elle critique aussi l'essor des «Chief Happiness Officers».
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today
Elle est arrivée en finale du Prix du livre RH 2022 (1) aux côtés de ses copines Marie-Anne Dujarier et Danièle Linhart. Avec ses deux consœurs, Sophie Le Garrec dénonce les dérives du management néolibéral et ses effets néfastes sur la santé. Âmes sensibles s’abstenir. Exit les discours mielleux sur la performance durable et la richesse du capital humain. Ces trois pointures de la sociologie du travail désapprouvent aussi les injonctions actuelles du bonheur au travail. À l’origine de notre demande d’interview, un chiffre publié en 2022 par Promotion Santé Suisse: selon leur Job Stress Index, 28,2% des 5,1 millions de personnes actives en Suisse sont en zone critique. Pour obtenir son analyse de la situation, nous la retrouvons un matin de janvier à la Chaire de Travail social et politiques sociales de l’Université de Fribourg. Les étagères de son bureau débordent de livres et de papiers de recherche.
Trop d’attentisme en Suisse
Elle répond du tac au tac: «C’est bien de mesurer les problèmes de santé au travail. Mais observer ces évolutions ne suffit pas. Personne ne s’interroge sur les causes. Il y a trop d’attentisme sur ces questions en Suisse.» À lire les Le Garrec, Linhart, Dujarier et autres Dejours, la réponse est claire et nette: l’origine de ce fléau est la psychologisation des rapports au travail. Elle explique: «La grande majorité des outils managériaux se focalisent sur la faillibilité de l’individu. Si vous n’êtes pas performant, c’est que vous êtes fragile et vulnérable.»
Le grand bazar de l’adaptation
Dit autrement, dans cette perspective, les personnes en souf- france seraient trop centrées sur elles-mêmes, pas assez flexibles et résistantes, incapables de s’adapter à une économie de plus en plus complexe, instable et rapide. Elle enchaîne: «Comme le problème est uniquement pensé au niveau des individus, l’entreprise va leur fournir des outils pour qu’ils s’adaptent: connaissance de soi, gestion du stress, psychologie positive, communication non violente ou gestion des émotions...» Pour reprendre le mot d’Yves Clot et Michel Gollac, c’est le grand bazar de l’adaptation (tiré de leur livre: Le travail peut-il devenir supportable?, éd. Armand Colin, 2017, 256 pages).
Obsession du changement
Mais ne voit-elle pas un parallèle entre la généralisation du télétravail depuis la pandémie et cette augmentation des souffrances psychiques au travail? «La Covid a amplifié l’existant. Par exemple, l’obsession du changement et l’intensification du travail, que plus personne ne remet en cause.» Elle dénonce aussi plusieurs dérives: «Les théories managériales modernes ont transposé les outils de gestion des produits aux humains. On évalue des salariés comme on le ferait d’une marchandise ou d’un dispositif. L’évaluation a été vidée de son contenu. Les instruments qui l’incarnent n’évaluent pas le travail, mais la productivité et la satisfaction client. L’évaluation est ainsi réduite à une note de 1 à 6 ou pire à des smileys. Comment voulez-vous reconnaître le travail, l’engagement des salariés ou encore avoir une vraie connaissance de l’intérieur des difficultés vécues avec de tels dispositifs?»
Techniques spirituo-professionnelles
Dans son livre (1), Sophie Le Garrec donne la parole à l’anthropologue Karen Lisa Salamon qui compare les formes contemporaines de «gouvernance du Soi travaillant à des techniques spirituo-professionnelles». De plus en plus répandues en organisation, les techniques de méditation de pleine conscience seraient, selon elle, un moyen d’aller puiser dans les ressources les plus intimes des individus. Salamon critique aussi les best-sellers américains de Stephen R. Covey (Les sept habitudes de ceux qui réussissent tout ce qu’ils entreprennent, publié en 1989 et vendu à plus de 40 millions d’exemplaires), Peter Drucker et Tom Peters qui ont adapté les technologies du Soi aux mondes des affaires.
La dérive naturaliste
Sophie Le Garrec: «Nous sommes en train de basculer dans un nouveau paradigme basé sur l’individualisation et la naturalisation. Aujourd’hui, le talent est considéré comme une compétence innée. Cette compétence est principalement associée à l’idée de savoir-être qui serait selon le discours ambiant non pas acquis – par les formations, les expériences, etc. – mais dans la «nature» intrinsèque des personnes! Avec ce discours, on a dissocié les savoir-être des savoir-faire. Or, savoir-être sont des savoir-faire qu’il s’agit d’acquérir. Ici, on affaiblit les compétences des salariés pour les substituer à une vision naturalisante: ce serait dans l’ADN du salarié d’être bon ou mauvais, talentueux ou pas!»
Cette naturalisation des compétences explique aussi l’avènement du bonheur au travail et la prolifération des Chiefs Happiness Officers (il y en aurait déjà une quarantaine en Suisse). Elle proteste: «Le bonheur ne se décrète pas par le haut. Et est-ce vraiment le rôle et la priorité de l’entreprise de gérer notre bonheur? Elles pourraient déjà commencer par améliorer les conditions de travail au lieu de nous parler de bonheur au travail! En voulant réguler ce qui est du domaine du ressenti privé, l’entreprise franchit une ligne rouge.»
Le travail sans sens ni reconnaissance
Les manifestations en France contre la réforme des retraites (1,3 million de personnes dans la rue en France le 31 janvier 2023, le jour de notre interview, ndlr) n’expriment pas, selon Sophie Le Garrec, un refus de travailler plus longtemps. «La plupart des personnes aiment travailler, mais pas dans les conditions actuelles. Les questions du sens et de la reconnaissance du travail sont au centre des insatisfactions qui rendent malades. Or ces questions ne sont jamais abordées car elles touchent à l’organisation du travail et remettent au centre de l’analyse le travail réel des salariés. Les entreprises préfèrent parler de bonheur en nommant des Chief Happinness Officers et continuer de faire croire que les problèmes proviennent des individus. C’est délétère: on cherche ici à donner des outils pseudo-psychologiques inutiles aux salariés pour qu’ils essaient de s’adapter à des fonctionnements de travail inacceptables. C’est de la poudre aux yeux. Les entreprises ne prennent pas leur responsabilité dans le fait de questionner vraiment le travail et les conditions de travail.»
Cette stratégie d’aliénation par le travail est-elle vraiment orchestrée consciemment par les dirigeants? «Il y a une forme d’impensé et de fatalité avec l’idée que «si tout le monde le fait, c’est que c’est bien», il n’y a aucun recul ou pas de côté sur ces sujets. Et comme les entreprises ne veulent pas se questionner sur le fond, elles invitent des intervenants qui abordent la vie privée, l’anecdotique, des conseils en méditation, relaxation, nutrition... bref tout sauf le travail et la santé au travail.»
Remettre en question ce qu’est le travail
Venons-en aux solutions. «Quand les sociologues enquêtent dans les entreprises, ils constatent que les problèmes de santé au travail se concentrent souvent dans quelques départements ou services. Il y a un lien entre le contexte de travail, le management et la santé. Sauf que les entreprises refusent d’intervenir concrètement sur leur organisation. D’où cet attentisme.»
Elle invite donc les organisations à remettre la focale sur le travail. «Tout d’abord, arrêtons cette obsession des outils «clés en main» qui seraient soi-disant la réponse à tout! Il y a une tendance à la simplification outrancière: a + b = c. La réalité ne se résume pas à une équation. Revenons à l’analyse du travail réel avec toute sa complexité et densité. Ensuite, il faut réhabiliter les collectifs de travail qui ont été mis à mal ces dernières décennies. Enfin, on parle beaucoup de participatif, mais les individus sont-ils réellement écoutés? Les outils numériques nous ont fait croire qu’il n’était plus nécessaire de se parler, de se rencontrer. Ils ont asséché et dépersonnalisé les espaces de travail.»
Pur produit bourdieusien
Née en 1970 à Lorient en Bretagne, Sophie Le Garrec grandit dans une famille exploitant un petit commerce d’arts de la table. «Je suis un pur produit bourdieusien: je ne suis pas du sérail académique. J’ai dû apprendre les codes!», sourit-elle. Après son bac, elle poursuit ses études à Rennes. «J’hésitais entre le droit et la sociologie. J’ai choisi la seconde car elle m’éloignait un peu de la maison et me donnait une certaine autonomie.»
Elle tombe amoureuse des sciences sociales lors d’un cours de Pierre-Jean Simon, «personnage froid, voire désagréable avec les étudiants, mais professeur passionnant.» Elle part ensuite à Toulouse pour effectuer un doctorat sur les usages alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes. Elle est recrutée à Fribourg en 2001. Elle y enseigne depuis plus de 20 ans les approches sociales en santé et les politiques de santé publique. En 2007, elle est mandatée pour mener une recherche sur la santé au travail des 50+ dans la fonction publique. Elle se met à enquêter. «Malgré des taux de satisfaction très haut (90%), beaucoup voulaient partir à la retraite». Première alerte.
(1) Sophie Le Garrec: Les servitudes du bien-être au travail, Éditions Érès, 2021, 296 pages. C’est Marie-Anne Dujarier qui remporte le Prix du livre RH 2022 (organisé par Sciences Po Paris, Le Monde et Syntec Conseils) avec Troubles dans le travail, éd. PUF, 2021, 444 pages.
Bio express
1970 Naissance à Lorient, Bretagne
2002 Publie sa thèse : Ces ados qui «en prennent»
2002 Nommée à l’Université de Fribourg, Chaire de Travail social et politiques sociales
2021 Publie «Les servitudes du bien-être au travail»