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Organisations apprenantes
On apprend comme on respire... vraiment?
Toutes les entreprises apprennent, c’est une évidence. Mais n’est pas une organisation apprenante qui veut. Explications.
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Illustration: iStockphoto
Dans quelle catégorie de lecteurs vous situerez-vous après avoir feuilleté notre dossier sur les organisations apprenantes? Il y a trois possibilités, selon la psychologue nord-américaine Yvonne Dolan. Dans la première catégorie, on trouve les «visiteurs», qui jettent un coup d’œil et repartent les mains vides. Dans la seconde, les «consommateurs»: ils s’approprient quelques outils, qu’ils intègrent dans leur pratique. Enfin, il y a les «convertis», qui n’adoptent pas seulement les outils, mais également la philosophie qui sous-tend l’approche.
Car il s’agit bien d’une approche, et non d’une méthode. Nuance! Une méthode sert à atteindre un résultat donné en respectant une démarche planifiée. En poussant les choses à l’extrême, elle illustre le proverbe «qui veut la fin veut les moyens». En revanche, celui qui adopte une approche travaille sur lui-même, comme l’expliquait le philosophe René Descartes: «Se changer soi-même plutôt que le monde.» En d’autres termes, changer d’approche, c’est modifier sa posture intérieure, sa tournure d’esprit.
«Une organisation apprenante, c’est moins une structure idéale qu’un état d’esprit», écrit significativement l’Agence de la fonction publique du Canada dans son «Guide d’introduction aux notions d’organisation apprenante», publié en 2007. Quant au professeur de marketing et de management américain Steven Appelbaum, il parle d’un «nouvel esprit». Dès lors, l’une des questions qui se pose est: peut-on induire ce changement d’état d’esprit ou, mieux encore, l’enseigner? Les avis sont partagés. S’il existe moult formations pour maîtriser les outils spécifiques de l’approche, le changement de posture intérieur passe nécessairement par un cheminement personnel. Mais certains experts pensent que les outils peuvent servir de porte d’entrée vers cette transformation profonde.
Se déclarer honnête n’est parfois qu’une déclaration d’intention
Très vite, et de manière assez prévisible, il s’est révélé difficile de trouver des entreprises qui seraient devenues des organisations apprenantes et qui pourraient en témoigner.C’est comme si nous avions cherché des gens honnêtes en leur demandant: «Etes-vous honnête?» La plupart des personnes – si ce n’est la majorité – se trouvent honnêtes. Mais comment le prouver? En l’absence d’exemple concret, cette affirmation n’est peut-être qu’une déclaration d’intention, voire une prétention. Supposons maintenant que vous répondiez: «Je suis honnête parce que je paie toutes mes factures à temps.» Voilà qui serait plus éclairant, et vous pourriez alors préciser comment vous faites exactement pour être à jour dans vos paiements. Vous expliqueriez peut-être que vous mettez un post-il sur votre bureau ou une alarme sur votre téléphone, par exemple. Ou que vous vous mettez tout simplement à la place des autres – vous n’aimeriez pas qu’on oublie de vous payer.
Interrogées, plusieurs entreprises se sont spontanément revendiquées en tant qu’organisations apprenantes parce qu’elles avaient l’impression «d’être sur la bonne voie» ou d’avoir «évolué». Il est indéniable que tout le monde apprend, puisque c’est dans la nature humaine. Mais, techniquement parlant, on distingue deux types d’apprentissage: en simple et en double boucle. Et cette différence est, ici, fondamentale. Le premier type d’apprentissage se fait par adaptation et le feedback est utilisé pour perfectionner les moyens de parvenir au résultat souhaité; on cherche donc à aiguiser des compétences, pas sa façon de penser. L’apprentissage en double boucle, lui, se fait plutôt par exploration; le feedback permet d’améliorer non seulement les méthodes de travail, mais également les objectifs. C’est le propre des organisations apprenantes.
Faire de l’apprentissage la principale priorité
Selon une définition courante, une organisation apprenante est une «organisation qui s’auto-examine et ne considère pas ses fonctionnements comme définitivement fixés». Elle ne cherche pas seulement à obtenir des résultats, mais tente de comprendre la façon dont elle les obtient et considère l’apprentissage permanent comme une priorité. Parce que c’est un produit autorégulé de l’intelligence collective, le site Wikipédia est cité par certains comme exemple. En tous les cas, il y aurait comme postulat un renversement de paradigme, selon l’Agence de la fonction publique du Canada: «Traditionnellement, les entreprises sont appréhendées comme des centres de production; elles ont donc tendance à mettre l’accent sur la planification, l’organisation, la coordination, la gestion et, surtout, le contrôle. En revanche, dans un système d’organisation apprenante, elles fonctionnent comme des centres d’apprentissage.» Qu’il n’y ait pas de malentendu! «Personne n’insinue qu’il faut transformer l’entreprise en université», précisent aussitôt les auteurs. «Le but est plutôt de considérer l’apprentissage collectif comme faisant partie d’un plan stratégique lié à la capacité de production.»
Certains chercheurs soulignent que les organisations apprenantes s’inspirent des lois de la nature. Depuis Descartes et Newton, notre pensée est imprégnée par le rationalisme. Nous croyons pouvoir comprendre le fonctionnement du monde et cela nous donne l’impression de contrôler la situation. Or, dans la nature, rien n’est vraiment organisé ni planifié. Les organismes vivants s’ajustent en permanence aux situations qui se présentent. Bref: ils se comportent comme s’ils savaient qu’apprendre sans cesse est le meilleur moyen de survivre.
«Les employés doivent chercher à comprendre pourquoi les choses se font d’une certaine façon et pas autrement, ils doivent en quelque sorte apprendre à apprendre. De surcroît, ils doivent percevoir l’apprentissage comme un outil de maîtrise de soi, c’est-à-dire comme une façon de prendre en main leur propre destinée», estime Peter Senge, directeur du Centre pour les organisations apprenantes du MIT Sloan School of Management à Cambridge, dans le Massachusetts.
Quand la science apporte plus de flou que de précisions
Les chercheurs ont tenté d’identifier les caractéristiques des organisations apprenantes: ce serait, par exemple, la capacité à tester des idées nouvelles, à résoudre des problèmes en groupe et à tirer des enseignements des expériences. Mais comment fait-on exactement pour acquérir ces capacités? Ces mêmes chercheurs deviennent soudainement évasifs. L’agence canadienne a épluché la littérature en quête d’explications. Sans grand succès. Elle conclut, en citant l’écrivain américain Mark Twain: «De nombreux scientifiques ont déjà rendu ce sujet très obscur, et s’ils continuent de la sorte, il est probable que nous ne saurons bientôt rien.» Les notions d’apprentissage et d’organisation sont elles-mêmes peu claires: «Les auteurs ont tendance à interpréter différemment des termes similaires,
voire identiques, et il n’est pas facile de s’y retrouver.» C’est peut-être parce que les organisations apprenantes trouvent leurs racines dans des domaines aussi variés que l’anthropologie culturelle, la sociologie, la psychologie collective, les théories de l’organisation et les sciences cognitives.
Au final, ce qu’elles présentent de plus accessible, ce sont les outils qu’elles ont développés, comme le Forum ouvert, le World café ou les tables apprenantes. Ces outils servent à structurer des réunions de travail ou des conférences. Ils sont (étonnamment, serait-on tenté de dire) relativement simples à mettre en place, car les consignes aux participants sont claires et peu nombreuses (par exemple: contentez-vous de parler en votre nom, ne prenez pas la parole pour critiquer...). Cependant, ces outils semblent très peu utilisés en Suisse.
Pour terminer, certains pensent avoir déjà découvert le tendon d’Achille des organisations apprenantes. Est-il souhaitable d’apprendre sans cesse? En voulant constamment se remettre en question, ne risque-t-on pas de démolir
inutilement des procédures de travail efficaces? Peut-on garantir la stabilité d’une organisation de cette manière? Une entreprise qui se comporterait en caméléon inspire-t-elle encore confiance? Les expériences faites jusqu’ici ne permet- tent pas de répondre de manière catégorique à ces interrogations et les chercheurs ne semblent pas beaucoup plus avancés. Tout prometteur qu’il soit, le modèle des organisations apprenantes semble donc avoir besoin de se faire connaître du grand public.